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Citations de Ismaïl Kadaré (280)


Sous ce ciel de poix, dans toutes les villes, tous les bourgs et villages de la province à peine soumise, les crieurs publics lisaient le décret impérial arrivé de la capitale : " Esclaves et raïas du grand padichah, citoyens de la province d'Albanie administrée jusqu'à hier par Ali le Noir, le sultan vous a accordé la grâce. Vous mangerez dans la paix le pain de la servitude, à condition que vous déposiez immédiatement les armes. Il vous est ordonné de dépouiller immédiatement vos vêtements aux couleurs éclatantes et de ne vous vêtir désormais que de grosse laine noire ou grise. Vous ne laisserez pas vos cheveux s'allonger et vous vous couvrirez la tête de fez en peau de buffle. Vous ne monterez plus des chevaux, mais seulement des juments et des mules. Vous boucherez vos cheminées de manière que vous ne soyez plus en rapport direct avec le ciel d'Allah à travers la fumée, mais que celle-ci sorte en flocons de vos fenêtres et de vos portes, après vous avoir tous noircis, avec vos effets, votre bétail et vos enfants. Vous ne serez allégés de toutes ces restrictions que lorsque vous aurez prouvé au sultan par des actes et non par des paroles que vous avez chassé de votre esprit toute idée de rébellion et le souvenir d'Ali le Noir."
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Pendant ses heures de service, lorsqu'il se lassait de contempler le café de loin, Abdullah tournait ses regards vers les lances des deux sentinelles qui montaient la garde jour et nuit devant la niche. Mais c'était un spectacle fort monotone, et il n'y accordait d'attention qu'aux moments où la place était déserte. En revanche, lorsque celle-ci se remplissait de monde, il trouvait intéressant de suivre des yeux le mouvement des prunelles des badauds ou des touristes confrontés pour la première fois avec la tête. Il savait bien que la vision d'une tête tranchée n'était pas un spectacle habituel pour personne, et pourtant, lui semblait-il, la terreur et l'émoi qui se lisaient sur les visages des spectateurs dépassaient les limites de l'imaginable. Il avait le sentiment que ce qui les impressionnait le plus, c'étaient les yeux et cela non pas tant parce que c'était des yeux de mort, mais parce que comme tout le monde, ils avaient l'habitude de ne voir les yeux d'un homme que comme une partie de son corps. Et c'était peut-être précisément cette absence de corps, se disait Abdullah, qui faisait paraître les yeux de la tête tranchée plus grands et plus importants qu'ils ne l'étaient en réalité.
A la vérité, il était convaincu qu'en général, les gens avaient eux aussi, moins d'importance qu'ils ne s'en attribuaient.
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De toute évidence, la déclaration du grand vizir était une menace directe à l'adresse de toutes les provinces et pachaliks du grand Etat, surtout des régions qui jouissaient d'une certaine autonomie, comme ç'avait été le cas de l'Albanie jusqu'à la veille. D'un ton dur, le grand vizir déclara que la Sublime Porte ne permettrait désormais aucune fausse interprétation de cette autonomie et encore moins un mauvais usage de cette dernière. L'attention des observateurs étrangers fut attirée particulièrement par le passage du discours du grand vizir où, pour la première fois, au nom du gouvernement et du sultan-empereur, apparaissait une formulation qui jetait un nouveau jour sur la notion d' "autonomie des provinces", dont la propagande d'Etat s'était vantée des années durant, la présentant comme la plus claire expression de l'épanouissement de la liberté des nations au sein de la famille impériale. Indépendamment des images poétiques, avait dit le grand vizir, il faut comprendre une fois pour toutes que cette autonomie est un autonomie limitée. Le pouvoir central l'avait considérée comme telle jusque là et il continuerait de le faire jusqu'à la fin des temps... Il dit que, sans égard au fait que le grand Etat plurinational ottoman se composait de nations aux appellations différentes, en réalité ces nations, avant d'être turque, albanaise, grecque, serbe, bosniaque, tartare, caucasienne, etc... étaient toutes fondamentalement des nations islamiques. L'histoire, ajouta le grand vizir, nous a fourni jusqu'ici maints exemples de la manière dont ont fini ceux qui en avaient jugé différemment, et ce fait que nous avons sous les yeux, conclut-il, en montrant de la main le plat d'argent portant la tête d'Ali pacha, n'en est qu'un exemple de plus.
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Mark passa toute la matinée du dimanche devant son chevalet. Il ne se rappelait aucune autre fois où il se fût donné autant de mal pour composer une couleur. Il resta un moment à contempler d'un air las les taches que la pâte avait laissées sur ses mains, ses manches, maculant aussi le reste de sa blouse. C'était un blanc d'une nuance particulière, qu'il s'efforçait de rendre le plus froid et transparent possible. Sans ce blanc-là, jamais il ne pourrait reproduire sur la toile la partie immergée de l'iceberg. Dans un coin, il avait écrit : "Chronique du néant" et, un peu plus bas, "Huit vues de l'iceberg qui fit sombrer le Titanic".
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L'explication semblait impossible à fournir, surtout lorsque la conversation tournait, fût-ce de manière indirecte, autour des rapports père-fils. Peut-être la seule chose que j'avais retenue de lui était la conscience de la difficulté à saisir si la tyrannie était bien réelle, ou façonnée par nous. de même que la soumission. Et si, en fin de compte, en un certain sens, on pouvait être l'esclave d'un tyran autant que lui était le nôtre. (p.135)
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Il alla se poster de nouveau devant le chevalet, se mit à examiner quels pinceaux il allait employer et effleura la toile au bas ventre nu, là où il avait à peine commencé à peindre l'ombre du pubis. Pourvu qu'elle n'ait pas eu la mauvaise idée de se couper à nouveau les poils, se dit-il tout en consultant sa montre. Son amie devait arriver d'une minute à l'autre. Récemment, ils avaient eu une petite dispute à propos de la pilosité de son bas ventre. Il s'était évertué à lui expliquer que ça ne tenait pas seulement à ses goûts particuliers de mâle, mais que c'était avant tout une question artistique : il ne pouvait absolument pas reproduire dans sa peinture un pubis étréci comme on en voit dans les films érotiques ou les défilés de mode. Il avait eu du mal à l'en persuader.
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Les maisons telles que la nôtre semblaient comme construites à dessein pour perpétuer l'hostilité et les quiproquos. (...)
Je n'étais pas loin de penser que tout aurait été différent si notre maison avait été plus petite, dotée d'un seul étage, sans chambres secrètes où il était interdit de pénétrer, pour ne pas parler des celliers, de la citerne souterraine et du cachot. (p. 29)
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Pour autant, la question de la mère n'en paraissait pas moins compliquée et il ne suffisait pas d'en avoir une pour que tout soit en règle. (p;9)
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C'étaient vraiment des fleurs,
mais mars était passé,
Ou l'on était en mars,
mais fausses étaient les fleurs...
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Entre-temps, le mois d'avril se consumait rapidement. Les jours se succédaient sans trêve, et ce mois, qui, même sans cela, était pour lui le plus court de tous, se contractait, se consumait rapidement.
Il ne savait pas dans quelle direction marcher. Parfois il perdait son temps sur le mauvais chemin, et parfois il revenait involontairement dans un endroit par où il était déjà passé. Le doute qu'il n'avançait pas dans le bon sens le tourmentait toujours plus. Il finit pas avoir l'impression qu'il ne marcherait jamais que dans la fausse direction, jusqu'à la fin de cette poignée de jours qui lui restaient, à lui, malheureux pèlerin dans la lune, en son avril tronqué.
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Le rôle de notre Palais des Rêves, créé directement par les soins du Sultan régnant, consiste à classer et à examiner non pas les rêves isolés de certains individus comme ceux qui, pour une raison ou pour un autre, s'étaient vu jadis accorder ce privilège et détenaient dans la pratique le monopole de la prédiction par la lecture des signes divins, mais le Tabir total, autrement dit la totalité des songes de l'ensemble des citoyens sans exception. C'est une entreprise grandiose, en regard de laquelle les oracles de Delphes, les castes de prophètes ou les magiciens d'antan paraissent dérisoires.
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Vos livres, votre art, sentent tous le crime. Au lieu de faire quelque chose pour les malheureux montagnards, vous assistez à la mort, vous cherchez des motifs exaltants, vous recherchez ici de la beauté pour alimenter votre art. Vous ne voyez pas que c'est une beauté qui tue.
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Ce propos me chagrina quelque peu. J'aurais souhaité continuer à croire encore un peu aux vertus de la littérature qui n'est pas encore advenue. En fin de compte, je lui devais cette liberté qui n'existait nulle part ailleurs que dans les rêves. (p.124)
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La question de l’auréole de l’écrivain ou de l’artiste avait été l’une des plus délicates de tous les temps. Cela pour la simple raison qu’arrivait toujours un moment où la soif de gloire, ainsi que l’envie, se déployaient ouvertement dans la vie publique. Qu’ils le voulussent ou non, les hommes de l’art étaient au centre de cette configuration. Face à eux, volontairement ou pas, se trouvaient les leaders politiques, les patriarches, les princes, les idoles nationales. L’auréole, bonne ou mauvaise, agissait différemment sur les deux camps. Et c’était là que se manifestait une surprenante différenciation : la mauvaise face de la gloire, la mauvaise réputation étaient aussi destructrices pour les idoles politiques qu’elles étaient impuissantes vis-à-vis des artistes. Et comme si cela ne suffisait pas, au lieu de les détruire, elles les rendaient souvent d’autant plus fascinants.
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Ismaïl Kadaré
En t'attendant

Tu devais venir à cinq heures
Voici la route,
Voici les signes blancs où tu passeras,
Comme des nuages blancs qui nagent sur l'asphalte.
Près de la mosquée,
En face de l'horloge, je suis là.
Les aiguilles comme des sourcils
Sur le visage du temps
Tantôt gais, tantôt tristes, là-haut.
Bientôt cinq heures vont sonner.
Voici que les pigeons
Virevoltent autour de l'horloge, blancs, blancs.
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Je m'attarde parfois à écouter le mugissement du vent qui étouffe le grondement du bief et j'ai alors l'impression que le vent hurle sur le monde entier.
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Le sang, comme toute chose, est devenu marchandise
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De temps en temps, le dimanche me semblait si saisissable, si concret, que j'avais presque l'impression que ce jour était en relief, en couleur, je le sentais même fuir, glisser sous nos skis, sous nos pieds. Il me semblait que sur cette zone vallonnée, blanche jusqu'à la lassitude, il avait toujours été dimanche, dimanche depuis l'époque des tsars et encore plus en arrière dans le temps, dimanche depuis l'an 1007 ou 1407. Que de fois les lundis, les mercredis, et même les féroces mardis ne s'étaient-ils pas approchés, ils avaient rôdé en silence dans l'espoir d'accéder à ce plateau, mais en vain, ils avaient compris qu'ils ne pouvaient pas y pénétrer facilement et s'étaient retirés en silence de ce pays où depuis deux siècles régnait le dimanche.
Page 102
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Nous ferions passer les cercueils de nos soldats au milieu d'eux, en leur montrant que même notre mort est plus belle que leur vie.
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Vous me rappelez ces théâtres montés dans les palais des aristocrates russes, où la scène est assez spacieuse pour le jeu de centaines d'acteurs, alors que la salle est tout juste de dimensions nécessaires pour accueillir la famille du prince...
Vous poussez un peuple entier à jouer une pièce sanglante, alors que vous-mêmes avec vos dames vous assistez d'une loge au spectacle.
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