Dans le domaine de la science, nous apprenons combien vaste est l'étrangeté du monde.
Nous savons que notre travail est réellement un instrument et une fin. Une grande découverte est une oeuvre d'art, et nous croyons d'une foi impérieuse et inébranlable que la science est bonne en soi. Elle est aussi un instrument pour nos successeurs qui l'utiliseront à d'autres recherches plus profondes ; un instrument pour la technique, pour les arts pratiques et les affaires humaines. Il en est de même pour nous, comme savants et comme individus. Nous sommes à la fois instrument et fin, inventeurs et professeurs, acteurs et observateurs. Nous comprenons, et nous espérons que les autres comprennent, qu'à cet égard il existe une similitude entre la science, les connaissances spéciales et générales que notre objet est de découvrir, et la société humaine. Comme les autres hommes, nous apportons un peu de lumière dans les vastes et infinies ténèbres de l'existence humaine et de l'univers. Pour nous comme pour eux tous, changement et éternité, spécialisation et généralisation, instrument et but final, société et individu, complémentaires l'un de l'autre, exigent et délimitent notre engagement, et notre liberté.
Même si la description physico-chimique des processus matériels correspondant à la conscience devait être un jour possible, même si l'observation physiologique ou psychologique devait permettre de prédire avec une assurance pertinente notre comportement dans les moments de décision et de menace, il est certain que ces analyses et ces connaissances seraient aussi étrangères aux actes de décision et aux expressions de la volonté que les trajectoires des molécules à l'entropie d'un gaz. Être affecté par la crainte ou la gaité, être ému par la beauté, prendre un engagement ou une détermination, comprendre quelque vérité : autant de modes complémentaires de l'esprit humain. Tous sont partie intégrante de la vie spirituelle de l'homme,
Le bon sens n'a pas tort d'estimer valable, adéquat et nécessaire, de parler des grands objets de notre expérience quotidienne comme s'ils avaient une vitesse et une position connues, etc. Le bon sens n'a tort que s'il veut que ce qui nous est familier réapparaisse obligatoirement dans ce qui ne l'est pas, et s'il nous conduit à espérer que chaque nouveau pays visité ressemblera au précédent. Héritage collectif de millénaires de vie sociale, le bon sens peut nous induire en erreur si nous oublions entièrement à quoi cette vie sociale s'est limitée.
Faite de l'avoir compris, on a voulu tirer de découvertes nouvelles, en particulier de celles du domaine de l'atome, des conséquences lointaines pour les affaires humaines ordinaires.
Si quelqu'un nous dit qu'il voit les choses autrement que nous, qu'il trouve beau ce que nous trouvons laid, nous pouvons être amenés à quitter la pièce par ennui ou par embarras ; mais c'est là faiblesse et défaut de notre part. S'il nous faut vivre constamment avec l'impression que les monde est trop grand, que les hommes qui l'habitent sont trop nombreux pour nous, sachons mesurer notre vertu au fait que nous le savons et que nous ne cherchons pas de consolation. Mais, par-dessus tout, ne proclamons pas que les limites de notre capacité correspondent à quelque sagesse spéciale qui se manifeste dans le choix de notre façon de vivre, dans ce qu'il nous a été donné d'apprendre, ou dans notre façon de concevoir la beauté.
Quand il me faut traiter un sujet au titre particulièrement prétentieux, et que je dois me limiter à des observations presque banales, je ne peux m'empêcher de penser à une histoire qui remonte à bien longtemps ; elle me revient à l'esprit toutes les fois où l'on soulève une question générale sur l'utilisation de l'énergie atomique. A l'université de Californie, j'avais un collègue qui s'appelait Arthur Ryder. Il se sentait seul et aimait bien promener des petits enfants pour les distraire, leur offrir un glace. Un jour, il emmena une petite fille mes amies ; comme l'enfant paraissait s'ennuyer, il essaya de la faire rire en remuant les oreilles. Elle le regarda, puis demanda : "Oncle Arthur, comment faites-vous ça?" Mon collègue réfléchit profondément et, au bout d'un moment, il dit : "C'est assez difficile à décrire. On éprouve une sorte de sensation de tension générale.
Cela ressemble tellement à l'esprit dans lequel se font toutes les entreprises atomiques, que je voudrais dire quelques mots sur la raison de cette sensation de tension ou, tout au moins, sur quelques-unes des raisons qui peuvent causer cette sensation.
Mais ériger en dogme que toutes les sociétés ne font qu'une; qu'il n'existe qu'une vérité; que chaque expérience est compatible avec toutes les autres; que l'on peut tout savoir et que toute virtualité peut se réaliser est une entreprise qui ne peut sans doute que mal finir.
Ce libre accès à la science, ces portes ouvertes et ces gestes de bienvenue sont les marques d'une liberté non moins essentielle que les autres, celle de résoudre les différends par la confrontation des idées, et, si celle-ci n'aboutit pas à l'union, de se résigner à la diversité par la tolérance.