La chronique de Gérard Collard : "Kafka, l'éternel fiancé" de Jacqueline Raoul-Duval.
À la mort de Kafka, Milena fit paraître dans le journal praguois, Na´rodni listy, une notice nécrologique :
« Avant-hier, le 3 juin 1924, est mort au sanatorium de Kierling, à côté de Vienne, le Dr Franz Kafka, un écrivain allemand qui vivait à Prague. Peu de gens le connaissaient ici, car il allait seul son chemin, effrayé par le monde. Sa maladie lui conférait une sensibilité confinant au miraculeux et un raffinement intellectuel sans compromis, jusqu'aux conséquences les plus terrifiantes. Il était timide, inquiet, doux et bon, mais les livres qu'il écrivait, les plus importants de toute la jeune littérature allemande, sont cruels et douloureux. Il voyait le monde rempli de démons invisibles qui anéantissent l'homme sans défense. Il était trop lucide, trop sage pour pouvoir vivre, trop faible pour combattre, il était de ceux qui depuis toujours se savent impuissants, se soumettent et, ce faisant, couvrent de honte le vainqueur. Ses livres, pleins d'une ironie sèche, décrivent l'horreur de l'incompréhension, de la faute innocente. C'était un artiste qui entendait encore là où les sourds se croyaient en sécurité. »
Il se plaint de tout ce qui l'empêche d'écrire. « Ma vie consiste et a consisté depuis toujours en tentatives pour écrire, et le plus souvent en tentatives manquées. Mais lorsque je n'écris pas, je suis par terre, tout juste bon à être balayé. » Il ajoute cette remarque, la première d'une longue série : « Mes forces étant très réduites, j'ai dû me résoudre à me priver un peu dans tous les domaines, afin de garder des forces suffisantes pour ce qui me paraît mon but essentiel. Mes nuits ne seront jamais assez longues pour cette occupation, voluptueuse au plus haut degré. »
Au cœur de la vieille ville, dans la rue Obstgasse presque déserte, un jeune homme en costume clair, sans gilet, coiffé d'un chapeau de paille, marche d'un pas pressé. Devant lui, entre les pavés disjoints, s'étalent des flaques d'eau qui miroitent sous la lumière des réverbères. Tel un coureur d'obstacles, il saute à pieds joints d'une flaque d'eau à l'autre, d'un reflet à l'autre. Ici, un pignon ouvragé, là, l'ogive d'une fenêtre, un linteau d'église, le bras tendu d'un apôtre, l'envol d'un pigeon. En accéléré, il voit défiler à ses pieds des fragments de sa ville.
D'avril à fin juin, ils s'écrivent chaque jour, souvent plusieurs fois, toujours en express. Lorsque la fièvre monte, c'est un furieux va-et-vient de télégrammes. Franz adresse ses lettres à une fictive Mme Kramer, poste restante, où Milena se rend matin et soir. Chacun des deux vit dans l'attente, dans l'impatience d'en savoir plus, d'en dire plus :
« Cette rage de lettres est insensée, lui écrit Franz, on renverse la tête, on boit les mots, on ne sait plus rien sinon qu'on ne veut pas cesser. Expliquez-moi ça, professeur Milena. »
« Les lettres, nées d'un tourment incurable, lui dit-il, ne sont qu'incurables tourments. Les baisers écrits ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. »
Dès le 12 juin, il ne supporte plus ces missives en zigzag.
« Elles doivent cesser, Milena, elles nous rendent fous ; on ne sait plus ce qu'on a écrit, on ne sait plus à quoi l'autre répond et, de toute façon, on tremble. »
Le lendemain, il change d'avis :
« Écris-moi quand même tous les jours, deux lignes à peine, une seule, un mot, mais de ce mot je ne puis me passer sans une effroyable souffrance. »
Ses maux de tête et ses insomnies l'ont épuisé. C'est une défaite écrasante, une reddition sans condition qu'il signe de son sang.
Derrière ce sentiment d'échec, derrière cette amertume, il sent monter une excitation, l'ivresse d'une libération. Le combat est terminé. C'est la fin de cinq ans de tourments, la fin des maux de tête, la fin des insomnies qui l'ont rendu fou. Des décombres, s'échappe un merveilleux sentiment de liberté, une soudaine légèreté. Il plane en paix avec lui-même. Il se recouche, s'endort jusqu'au matin.
Il n'a jamais mieux dormi.
Tu te trompes, tu ne pourras pas vivre deux jours auprès de moi. Je suis un ver mou rampant sur le sol, je suis taciturne, insociable, triste, bougon, égoïste, hypocondriaque. Supporterais-tu de mener la vie monacale que je mène ?...Je veux éviter ton malheur, Felice, sors du cercle maudit où je t'ai enfermée, aveuglé comme je l'étais par l'amour.
Je hais tout ce qui n'est pas littérature ! Si je devais cesser d'écrire, je cesserais de vivre.