Je l'affirme définitivement : personne ne connaît mieux les livres que nous. Lecteurs, critiques, éditeurs, aucun de ceux-là ne connaît le poids d'un mot, la structure d'un roman, ses plus intimes agencements, comme nous, les traducteurs.
(p. 21-22)
On doit se faire à l’autre, l’écouter, le comprendre, s’en imprégner, avec cette différence qu’au lieu d’un personnage, c’est un roman qu’il va falloir traduire.
L’académie du grand billard central que tout le monde appelle le central se trouve au centre de Paris dans une des rues les plus passantes, les plus bruyantes et les plus polluées de la capitale. Rue étroite, goulot obligé entre deux avenues, les voitures s’engouffrent dans cette erreur d’urbanisme, s’y entassent immobiles puis s’y énervent pare-chocs contre pare-chocs, avant de s’y affronter rageusement à grands coups d’accélérateurs, chaque centimètre gagné ici valant son poids de haine et d’oxyde de carbone confondus. Certains jours il arrive aussi qu’à trois mille kilomètres de là, dans la splendeur azuréenne de ses huit mille mètres d’altitude, l’anticyclone des Açores, pris de paresse, refuse de se dérouler convenablement.
Concernant la grâce, chacun le sait, deux écoles s’affrontent. Certains la croient donnée, offerte par Dieu à de rares prédestinés. C’est entre autres l’école de Jansénius, dont on connaît le malheureux destin des disciples, d’autant plus injustement frappés par Louis XIV que ce dernier se disait roi par la grâce de Dieu. D’autres, comme les jésuites, affirment au contraire la grâce comme non offerte mais à conquérir au terme d’une croisade aussi longue qu’intime, âpre cheminement encombré des pièges du malin dont le mystique se jouera à force de prières, de renoncements, voire d’autoflagellations, toutes actions méritoires qui, d’illumination en illumination, le mèneront à la triomphale béatitude.
quelques mot encore sur le silence. C'est un langage (..). Curieux langage. Il ne manque pas de vocabulaire. Au début on n'en comprend pas tout l'alphabet, mais on l'apprend très vite. Les silences sont des préludes, leurs hésitations, leurs calculs, parfois leurs spontanéités, puis leurs durées et surtout leurs densités qui finissent par former des phrases tout aussi claire que celles qu'on prononce ou, plutôt qu'on ne prononce plus.
La nuit la violence du monde extérieur s'atténue [...].
Alors, bien avant le dessin, les couleurs ou la composition, la toile lui envoya sa lumière.
Sonia la sentit doucement irradier vers elle, un peu comme un soleil du soir après une journée de chaleur. Une lumière tiède, lente. Sans doute était-ce le sentiment des couleurs principales, les robes des femmes, orangé sombre pour la première, rouge bordeaux avec des reflets bruns pour la seconde. Puis le bois des guitares sur les genoux, vieil or avec des reflets ambrés.
Je crois que ma rancune venait d'avoir toujours été parfaitement pointilleux, par respect de l'auteur, par amour de la littérature, par besoin de fidélité.
(p. 15)
C’était toujours au moment de m’endormir, dans ce demi-sommeil où l’éveil parle encore. D’étranges phosphorescences apparaissaient devant mes yeux fermés. Des lettres se dessinaient, des mots se formaient. Ils allaient, venaient, s’entrechoquaient, combinaient de lentes bribes de phrases qui à leur tour s’entrelaçaient, se défaisaient, avant de disparaître pour revenir encore, jusqu’au moment où le sommeil m’emportait.
J’en attendais un autre aboutissement, une autre vérité que je cherchais à travers ce qui pousse un homme à écrire : narcissisme exacerbé, expulsion de l’insoutenable, mise au clair du réel, désir d’exprimer des idées, de séduire, et bien d’autres raisons encore, toutes aussi valables mais bien inutiles à connaître dans cette période.