La voie Verne de Jacques Martel
Nul n'est jamais certain d'atteindre la fin du voyage qu'il entreprend, mais l'esprit humain est ainsi fait que depuis l'aube des temps des hommes et des femmes se sont élancés vers l'inconnu, à la poursuite de "peut-être", dans des explorations géographiques, scientifiques, artistiques ou philosophiques qui entrainent l'humanité dans ce perpétuel mouvement sans autre but que le voyage lui-même.
A ces mots, tous les habitués levèrent leurs verres.
« Mais dites-moi matelot, reprit le tenancier avec un regard mi-amical, mi-curieux tu es arrivé sur le Silent Blue, ce matin ? »
Dans la salle, les voix se firent plus basses, plus décousues, comme les habitués écoutaient d’une oreille la conversation qui s’engageait.
« Non. Je suis là depuis quelques temps. Long courrier … Mais retenu à bord …
- Pas de problème, coupa le barman, je ne voulais pas être indiscret. Tu viens de loin ? Tu as des nouvelles de l’Extérieur ? Cela fait un bail que l’on n’a pas eues de première main. Juste des news officielles …
- Oui, mes amis, des nouvelles j’en ai ! Et comme vous n’en avez pas entendues depuis votre premier embarquement ! »
Les dés cessèrent de rouler, les cartes furent prudemment posées face contre table; tous les regards et les oreilles se tournèrent vers le vieux matelot.
« Bloody Marie souffla-t-il avant de finir son verre d’un trait. Bloody Marie … »
Le silence s’empara à nouveau de la Veuve Solitaire. Il fit monter la tension le temps de se resservir un verre, puis de le vider lentement; pas un bruit ne vint troubler le silence.
« Ouais, les amis. Cette putain de Bloody Marie a repris le vent .. Ce que je vais vous raconter maintenant, matelots, c’est pas des on-dit ou des racontards de soiffards. C’est de la première main, que je tiens d’un brave gars qui l’a vu de ses yeux, et vécu de ses tripes … Une histoire comme vous n’en avez jamais entendue depuis la Plongée du Seigneur du Fou. Eh, la Cuisse, remets-moi ça !
Ça commence avec ce gars … Il me disait qu’il avait jamais perdu espoir… Et paroles ! mes amis. je vous la raconte telle qu’il me l’a racontée lui-même. Si parfois j’enjolive un peu, c’est pour le plaisir des oreilles, pas pour vous baliverner. Encore un matin qu’il me disait … »
La vérité, monsieur, est que la volonté de l’homme est plus puissante que la science.Elle le soutient contre l’adversité, lui donne la force de survivre lorsque tout est perdu. La volonté est la vie. Elle protège contre vents et marées, parfois contre la mort elle-même. Le mythe ne peut être tué si la volonté des hommes désire qu’il vive. Alors, la chair et l’esprit ne dépérissent pas. Le mythe vit, l’homme vit. Il vit tant que l’humanité a besoin de lui, qu’au fond de son âme elle le sent nécessaire, tant qu’il représente quelque chose d’universel, plus grand que les siècles, plus large que les frontières derrière lesquelles s’enferment les gens.
Les fabricants ont tenté de donner la sensation du livre papier, mais ce n’est pas au point. Pas de véritable texture, pas d’odeur, pas d’usure. Revenir au début après chaque fournée de pages… Ce n’est pas un livre, c’est du stockage d’informations déguisé en livre. Ce peut être n’importe quel ouvrage à tout moment, donc aucun en réalité. Une bibliothèque sous une reliure unique n’est pas une bibliothèque, c’est une somme de données. Voilà mon avis. J’ai une aversion pour les e-versions, si je puis dire.
La solution qu'ils choisissent pour s'intégrer au monde est de le conformer à une grille de lecture aux définitions claires, et de l'entourer d'un cadre dans lequel ils peuvent évoluer sans questions. Toutes leurs vies durant, du lever au coucher, ils maudissent ce qui se situe en dehors de ce cadre, ne saisissant pas pourquoi d'autres, qui vivent à l'extérieur, ont l'air heureux, ou tout du moins ne sont pas malheureux comme des pierres à l'abri du carcan de règles qui devrait pourtant leur amener la sérénité, à défaut du bonheur. Déjà morts, ils tentent de faire du monde une société de cadavres à leur image. Que d’énergie dépensée en pure perte.
Nous vivions à une époque dans laquelle tout le monde savait lire et écrire, et d’ailleurs lisait souvent à longueur de journée, via le Halo, mais des choses brèves, sans continuité. Plus personne ne lisait sur la distance, comme aurait pu le formuler madame Dumont-Lieber. Plus assez de temps ? Trop de sollicitations diverses provoquant autant d’interruptions ? Manque d’habitude ? Effort rebutant ? Peu importaient les raisons, les faits étaient là.
Toutefois, le rêve et l’imaginaire continuaient, portés par les voix des liseurs de textes. Tout n’était pas perdu. Cela avait été ainsi pendant bien des siècles ; pourquoi pas durant les prochains ?
Comme la plupart des gens influents, la milliardaire cultivait la nostalgie d’une époque disparue, ou du moins la nostalgie du mode de vie des gens aisés de cette époque, dont elle pouvait profiter conjointement avec les bienfaits de la modernité. Ce n’était pas la première fois que je constatais que beaucoup, avec les moyens que leur offrait le présent, se créaient un monde meilleur lié au passé. N’y avait-il pas de présent idéal ? Même pour les gens fortunés ?
Nous plaisantâmes un bon moment au sujet du samedi à venir, journée hebdomadaire européenne de, cette fois, la gentillesse. Elle tombait en même temps que la journée départementale du civisme, et celle, mondiale, de l'action positive, le tout en fin de semaine universelle de l'ouverture à autrui. Si les malheurs de l'humanité n'étaient pas résolus ce week-end, c'était à n'y rien comprendre... Dans quel monde vivions-nous, qui avait besoin de tels jours-symboles?
Pauvre Marie-Jeanne, qui n’avait jamais connu la chaleur du regard de quelqu’un à qui vous veniez de sauver la vie, l’émotion ressentie par celui que les autres considèrent comme leur sauveur, ou la simple reconnaissance de celui à qui l’on est venu en aide ; récompenses qui vous accompagnent toute votre vie, qui valent tous les trésors du monde. La pirate ne connaissait que le sentiment exaltant de la terreur que sa vue suffisait à instaurer, la soumission des plus faibles devant sa colère et sa détermination, le faux bonheur de la vengeance après chaque raid, lorsqu’elle pensait avoir fait payer au monde la mort de son père, lorsqu’elle se réjouissait d’avoir une fois encore échappé à la Grande Faucheuse, alors qu’elle ne faisait que s’en rapprocher un peu plus.
Elle n'est qu'une gosse perdue parmi les désespérés lancés vers le nouveau monde et ses merveilles, vastes étendues, promesses de bonheur et de liberté. Une paumée poursuivie par des bandits. La réalité la frappe subitement, coupe le peu de souffle qui lui reste.
Dans les récits, les contes ou les histoires, songe Diane, les héros réfléchissent toujours à l'occasion de moments de répit comme celui-ci. Ils trouvent une solution. Elle, n'arrive à réfléchir qu'à la fuite, encore et encore, ou à sa capture. Ses mains tremblent, ses jambes serrées dans l'étoffe trempée du pantalon sont sans force. Des images sombres, issues de ses pires aversions et angoisses vis-à-vis des autres humains, dont elle a toujours eu peur, se bousculent dans son esprit.