Jankiel Wiernik

Soixante huit ans après sa parution à Varsovie, dans une ville soumise à la terreur nazie, paraît enfin en France la traduction de ce document à l'authenticité irréfragable.
Il s'agit d'un témoignage écrit quelques semaines après une évasion miraculeuse, publié un an avant la fin de la guerre et diffusé par la Résistance polonaise. Il faut insister sur ce point qui lui confère une qualité particulière.

"Les régimes nazi et soviétique transformèrent des hommes en chiffres : certains que nous ne pouvons qu'estimer, d'autres que nous pouvons recalculer avec assez de précision. Il nous appartient à nous, chercheurs, d'essayer de les établir et de les mettre en perspective. Et à nous, humanistes, de retransformer ces chiffres en êtres humains. Si nous ne le faisons pas, Hitler et Staline auront façonné non seulement notre monde, mais aussi notre humanité".

Citée dans la postface par Jean-Louis Panné, "L’Europe entre Hitler et Staline, de T. Snyder

Au début de son récit, Jankiel Wiernik s’adresse à ses lecteurs de 1944. M’est-il permis d’en faire de même envers ceux de 2014 ?
Ce livre ne vous apprendra rien sur l’extermination des Juifs d’Europe que vous ne sachiez déjà si vous avez pris la peine de lire les grands ouvrages qui y ont été consacrés (R. Hilberg, S. Friedländler), rien non plus si vous avez vu Shoah de Claude Lanzmann dans lequel surgit notamment le SS Franz Suchomel, comme satisfait de raconter « son » Treblinka en contrepoint à celui de « ses » prisonniers Richard Glazar, Abraham Bomba, rien encore si vous avez lu l’extraordinaire livre que Gitta Sereny a construit à partir de 72 heures d’entretiens avec Franz Stangl…
Et pourtant, le récit de Jankiel Wiernik, parce qu’il est quasiment contemporain de l’existence de ce camp d’extermination, dit tout. Il vient de ce lieu où les cendres venaient à peine d’être enfouies, il dit la réalité de ce qui s’y est passé, il inscrit à jamais dans notre propre mémoire ce qui fut commis dans l’enceinte barbelée et camouflée de Treblinka.
Par sa précocité et son caractère exceptionnel, il est une source première et oppose au négationnisme de tout genre la force de sa vérité.

Préface de Jean-Louis Panné

De nos jours, tout est vanité. Plus tu es lâche et pervers, et plus ta fonction sera élevée. Ton rang dans la hiérarchie dépend du nombre de ceux que tu as abîmés, tués, supprimés de la terre. Tes mains souillées du sang des faibles sont des reliques devant lesquelles on se prosterne. Ne les laves pas, élève-les très haut, et tu seras honoré. Plus tes mains et ta conscience seront sales, et plus glorieux sera le trône de louanges qu’on te dressera.

À présent, je suis un vieil homme sans domicile, sans toit au-dessus de la tête, sans famille, sans les miens. Je me parle à moi-même, je me réponds à moi-même. Je suis un nomade. Je traverse les villes et les villages avec un sentiment d’effroi. J’ai l’impression que tout ce que j’ai vécu est gravé sur mon visage. Quand je me regarde dans un ruisseau ou une rivière, je vois mon visage déformé par l’épouvante et la stupeur. Ai-je seulement l’air d’un être humain ? Non, cent fois non. Pas rasé, dépenaillé, complètement détruit, des siècles et des siècles pèsent sur mes épaules. Cela me pèse. Ô comme c’est lourd ! Mais je dois continuer à porter ce fardeau. Je le veux et je le dois. Moi qui ai assisté à l’extermination de trois générations, je dois continuer à vivre au nom de l’avenir. Le monde entier doit connaître les atrocités de ces barbares. Les siècles à venir, les générations présentes et futures, doivent condamner de tels actes. C’est à moi de rendre cela possible.
L’imagination la plus fertile serait incapable de concevoir ce que j’ai vécu, ce dont j’ai été le témoin. Nulle plume ne pourrait en rendre compte. Je veux tout raconter le plus fidèlement possible. Il faut que les gens sachent.

« Elle existe cette littérature qui a tenté de faire appréhender ce que furent la déportation et l’extermination. L’incommensurable inquiétude de ceux qui se voyaient emportés avec leurs proches dans la mort : il faut que le monde la connaisse. C’est tout le sens du travail du groupe Oyneg Shabbes. C’est tout le sens de l’acharnement de ceux qui ont tenu un Journal jusqu’à l’ultime moment. C’est aussi le sens de ce qu’un charpentier nommé Jankiel Wiernik dut accomplir parce qu’il était l’un des seuls en mesure de le faire, lui qui était plus habile à manier son crayon sur le bois que la plume sur le papier. C’est tout le sens de cette incroyable obstination à décrire, depuis l’intérieur des camps ou des prisons, sous forme de récits ou de poèmes, la réalité de l’extermination. Ces messages d’outre-tombe, comme Michel Borwicz les appelle, n’ont-ils plus aucune valeur ? »