Citations de Jean-Christophe Rufin (2778)
Voilà ce qu'avaient produit quatre ans de guerre: des hommes qui n'avaient plus peur, qui avaient survécu à tellement d'horreurs que rien ni personne ne leur ferait baisser les yeux. (p.32)
- Ainsi, s'écria Colombe, c'est vous qui avez découvert le Brésil !
- Cela n'a rigoureusement aucune importance. Il faut toute la prétention des Européens pour croire que ce continent attendait leur venue pour exister.
Le chemin est une alchimie du temps sur l'âme.
Avec un entrainement physique minimum, il est assez facile d'affronter les journées du pèlerin. Les nuits, c'est autre chose. Tout dépend de l'aptitude que l'on a à dormir n'importe où et avec n'importe qui. Il y a beaucoup d'injustice, en cette matière : certaines personnes, à peine la tête sur l'oreiller, s'endorment profondément et un train qui passe à proximité ne les réveille pas. D'autres, dont je fais partie, sont habitués aux interminables heures passées à plat dos, les yeux grands ouverts, les jambes agitées d'impatiences. Et quand, au terme de ces longues attentes, ils finissent par s'assoupir, une porte qui grince, une conversation chuchotée, un simple frôlement suffisent à les réveiller.
Lantier observa la manière qu'avait ce vieux cabot de froncer les sourcils en inclinant légèrement la tête, d'ouvrir grand les yeux pour exprimer son contentement ou de les plisser en prenant l'air sournois pour interroger l'être humain auquel il avait affaire sur ses intentions et ses désirs. Ces mimiques, jointes à de petits mouvements expressifs du cou, lui permettaient de couvrir toute la palette des sentiments. Il montrait les siens mais, surtout, il répondait à ceux des autres. (p.64)
Nous ne sommes plus des jouvenceaux. Je peux même dire que nous vieillissons. La tendresse entre nous prend une tonalité presque douloureuse mais plus belle encore que pendant notre jeunesse. Ce que nous partageons n'est plus seulement la santé, la beauté et la force mais aussi les inconvénients de l'âge, l'angoisse du temps qui vient et les souvenirs, bons ou mauvais, qui ont fait notre vie.
L'espoir est omnivore : qu'on lui refuse la nourriture qu'il attend et il se contentera d'une autre, pourvu qu'elle l'aide à survivre.
Le juge avait une longue habitude de ces présentations. Il égrenait les données d'état civil avec une expression navrée. Les différences de date et de lieu qui définissaient chaque individu étaient fondamentales: c'était à elles que chacun devait être ce qu'il était. Et, en même temps, elles étaient si dérisoires, ces différences, si minuscules, qu'elles révélaient, mieux qu'un matricule, à quel point les hommes se distinguent par peu de chose. (p.18)
Quiconque n'a pas vécu l'épreuve de la disgrâce, du dénuement et de l'accusation ne peut prétendre connaître véritablement la vie.
Pendant ma permission, j'ai beaucoup lu. La guerre m'avait changé. Je n'imaginais pas que tout cela pouvait exister. Les obus, les peuples en uniforme, les combats où, en quelques minutes, des milliers de morts se retrouvent allongés en plein soleil. J'étais un petit paysan, vous comprenez ? Je ne savais rien. Même si je m'étais mis à lire avant la guerre, c'était des livres sans importance. Quand je suis revenu en permission, c'était autre chose : il fallait que je trouve des réponses. Je voulais voir ce que d'autres avaient pu comprendre de la guerre, de la société, de l'armée, du pouvoir, de l'argent, de toutes ces choses que je découvrais.
- Salonique, reprit-il sans lever les yeux de son ouvrage, c'était un drôle d'endroit.
Il avait formé une cigarette dodue et il la pétrissait entre ses doigts noircis par les travaux manuels.
- Je n'ai jamais vu autant de gens différents. Des Français, des Anglais, des Italiens, des Grecs, des Serbes, des Sénégalais, des Annamites, des Arméniens, des Albanais, des Turcs.
- Mais c'était un général français qui commandait le corps expéditionnaire, non?
- Qui commandait! Il commandait quoi? Je vous le demande. Personne ne parlait la même langue. Personne ne savait ce qu'il devait faire ni où il devait aller.
[Il] se jura une fois de plus de ne jamais la quitter, fût-ce dans la mort. C'est un âge [l'adolescence] où l'on fait facilement ce serment mais il semblait à Just que personne avant lui ne l'avait prononcé si gravement, ni n'était pareillement résolu à l'exécuter.
Pour le dire d'une formule qui n'est plaisante qu'en apparence : en partant pour Saint-Jacques, je ne cherchais rien et je l'ai trouvé.
Il n'avait pas l'air d'un paysan, voilà. Il y a des êtres, comme ça, qui vivent hors de leur classe. C'est assez rassurant, vous ne trouvez pas ? On m'a beaucoup parlé de la lutte des classes. Toute mon enfance, mon père ne me parlait que de ça. J'ai accepté cette idée. C'est la réalité; on ne peut pas la refuser. mais quand il est mort et que je me suis retrouvée ici, à la campagne, je me suis dit que ce n'était pas suffisant. Il y a les êtres, aussi. Leur histoire peut les faire changer de classe, comme moi, par exemple. et puis, il y a ceux qui semblent vivre en dehors de tout cela, par eux-mêmes, en quelque sorte. (p.124-125)
Le lit, dans ces palais, était bien plus qu’un meuble ordinaire. C’était, à sa manière, un champ de bataille. Dans ces moelleux parages, tout devait prendre la valeur d’un acte politique. On y souffrait. On y mourait, on y concevait des héritiers, des bâtards.
(page 49)
Aurel ne se préoccupa ni de ses chevilles épaisses ni du galbe adipeux de ses genoux. Il était ému et même fasciné par cette peau de femme qu’il entrevoyait sur ces fortes cuisses. Il avait l’impression d’en éprouver le moelleux en la caressant des yeux. De crainte que son émotion n’apparut trop nettement sous la serviette qui ceignait ses reins, il détourna le regard vers la panière de viennoiseries et se saisit d’un pain au chocolat doré à souhait.
(page 248)
Et là, dans ces splendeurs, le Chemin m’a confié son secret. Il m’a glissé sa vérité qui est tout aussi devenue la mienne. Compostelle n’est pas un pèlerinage chrétien mais bien plus, ou bien moins selon la manière dont on accueille cette révélation. Il n’appartient en propre à aucun culte et, à vrai dire, on peut y mettre tout ce que l’on souhaite. S’il devait être proche d’une religion, ce serait la moins religieuse d’entre elles, celle qui ne dit rien de Dieu mais permet à l’être humain d’en approcher l’existence : Compostelle est un pèlerinage bouddhiste. Il délivre des tourments de la pensée et du désir, il efface la rigide enveloppe qui entoure les choses et les sépare de notre conscience ; il met le moi en résonance avec la nature.
Il se moquait pas mal de savoir comment vivaient les gens qu'ils allaient secourir. La seule chose qui lui importait, comme aux autres, ceux qui travaillaient au siège devant leur ordinateur, c'était d'avoir trouvé des " bénéficiaires ". Grâce à eux, l'association allait pouvoir recevoir l'argent de l'Union européenne et la machine caritative continuerait de tourner.
Il ne sut pas comment il parvint, tard dans la nuit, à regagner son lit. Dans l’obscurité, le meuble ressemblait à une barque qui flottait sur les vagues du parquet. À un moment, il ouvrit les yeux et eut l’impression d’être bercé par une houle. Puis il coula dans un sommeil peuplé de rêves marins et de femmes orientales.
(page 141)
On peut dire qu’ils étaient bleus, en amande, que la pupille y était si noire qu’elle semblait la bouche d’un canon, d’où partaient d’invisibles et meurtriers projectiles quand elle dévisageait quelqu’un ; on n’a rien révélé pour autant de leur charme. Ils étaient l’expression du ciel et du moment, gris d’acier ce jour-là. (page 26)