Citations de Jean Genet (431)
Si dans vingt ans je rencontrais au bord de mer un promeneur couvert d'un grand manteau , et que je lui parle de l'Allemagne et de Hitler , il me regarderait sans répondre et brusquement , saisi de panique , je soulèverais le pan de manteau et je verrais à sa boutonnière la croix gammée . Je bégaierais : " Alors , Hitler , c'est vous ? " . Ainsi m'apparut Divers , aussi grand , aussi évident , aussi pur que l'injustice divine . ( " Miracle de la rose " Gallimard 1951 , page 250 )
La fille: Les soldats mouraient en baisant l'étendard. Tu n'étais que victoires et bontés. Un soir, rappelle-toi..
Le Général: J'étais si doux, que je me suis mis à neiger. A neiger sur mes hommes, à les enliser sous le plus tendre des linceuls. A neiger? Bérézina!
La fille: Les éclats d'obus avaient coupé les citrons. Enfin, la mort était active. Agile, elle allait de l'un à l'autre, creusant une plaie, éteignant un œil, arrachant un bras, ouvrant une artère, plombant un visage, coupant net un cri, un chant, la mort n'en pouvait plus. Enfin épuisée, elle-même morte de fatigue, elle s'assoupit , légère, sur tes épaules. Elle s'est endormie...
Le Général (ivre de joie): Arrête, arrête, ce n'est pas encore le moment, mais je sens que ce sera magnifique. Le baudrier? Parfait! (Il se regarde dans la glace).
CLAIRE, elle hurle.
C'est grâce à moi que tu es, et tu me nargues! Tu ne peux savoir comme il est pénible d'être Madame, Claire, d'être le prétexte à vos simagrées ! Il me suffirait de si peu et tu n'existerais plus. Mais je suis bonne, mais je suis belle et je te défie. Mon désespoir d'amante m'embellit encore.
J'étais enceint d'un sentiment qui pouvait, sans que je m'en étonne, me faire accoucher dans quelques jours d'un d'un être étrange, mais viable, beau à coup sûr.
Au peuple des morts, l'œuvre de Giacometti communique la connaissance de la solitude de chaque être et de chaque chose, et que cette solitude est notre gloire la plus sûre.
Bien m’en prit d’élever l’égoïste masturbation à la dignité de culte ! Que commence le geste, une transposition immonde et surnaturelle décale la vérité. Tout en moi devient adorateur. La vision extérieure des accessoires de mon désir m’isole, très loin du monde.
Plaisir solitaire, geste de solitude qui fait que tu te suffis à toi-même, possédant les autres intimement, qui servent ton plaisir sans qu’ils s’en doutent, plaisir qui donne, même quand tu veilles, à tes moindres gestes cet air d’indifférence suprême à l’égard de tous et aussi cette allure maladroite telle que, si un jour tu couches dans ton lit un garçon, tu crois t’être cogné le front à une dalle de granit.
Que peut on faire à la beauté qui vous crève les yeux ? On lui coupe la tête. Ainsi se venge d'une rose l'imbécile qui la cueille.
Créer n'est pas un jeu quelque peu frivole. Le créateur s'est engagé dans une aventure effrayante, qui est d'assumer soi-même, jusqu'au bout, les périls risqués par ses créatures.
OÙ SANS VIEILLIR je meurs je t'aime ô ma prison
La vie de moi s'écoule à la mort enlacée.
Leur valse lente et lourde à l'envers est dansée
Chacun dévidant sa sublime raison
L'une à l'autre opposée
(...)
Mon chant n'est pas truqué si j'hésite souvent
C'est que je cherche loin sous mes terres profondes
Et j'amène toujours avec les mêmes sondes
Les morceaux d'un trésor enseveli vivant
Dès les débuts du monde.
Si vous pouviez me voir sur ma table penché
Le visage défait par ma littérature
Vous sauriez que m'écoeure aussi cette aventure
Effrayante d'oser découvrir l'or caché
Sous tant de pourriture.
« Dévêtue de ses ornements sacrés, je vois nue la prison, et sa nudité est cruelle. Les détenus ne sont que de pauvres gens aux dents rongées par le scorbut, courbés par la maladie, crachant, crachotant, toussant. Ils vont du dortoir à l’atelier dans d’énormes sabots lourds et sonores, ils se traînent sur des chaussons de drap, percés et rigides d’une crasse que la poussière a composée avec la sueur. Ils puent. Ils sont lâches en face des gâfes, aussi lâches qu’eux. Ils ne sont plus qu’outrageante caricature des beaux criminels que j’y voyais quand j’avais vingt ans, et ce qu’ils sont devenus, je ne dévoilerai jamais assez les tares, les laideurs, afin de me venger du mal qu’ils m’ont fait, de l’ennui que m’a causé leur inégalable bêtise. »
CLAIRE, elle se lève et pleure.
Parle plus doucement, je t'en prie. Parle... parle de la bonté de Madame. Elle, elle dit : diam's!
SOLANGE
Sa beauté! Ses diam's! C'est facile d'être bonne, et souriante, et douce. Quand on est belle et riche! Mais être bonne quand on est une bonne! On se contente de parader pendant qu'on fait le ménage ou la vaisselle. On brandit un plumeau comme un éventail. On a des gestes élégants avec la serpillière. Ou bien, on va comme toi, la nuit s'offrir le luxe d'un défilé historique dans les appartements de Madame.
CLAIRE
Solange! Encore! Tu cherches quoi? Tu penses que tes accusations vont nous calmer? Sur ton compte, je pourrais en raconter de plus belles.
Pauvre, j'étais méchant parce qu'envieux de la richesse des autres et ce sentiment sans douceur me détruisait, me consumait. Je voulus devenir riche pour être bon, afin d'éprouver cette douceur, ce repos qu'accorde la bonté (riche et bon, non pour donner, mais pour que ma nature, étant bonne, fût pacifiée). J'ai volé pour être bon.
Ces statues semblent appartenir à un âge défunt, avoir été découvertes après que le temps et la nuit - qui les travaillèrent avec intelligence - les ont corrodées pour leur donner cet air, à la fois doux et dur d'"éternité qui passe". Ou bien encore, elles sortent d'un four, résidus d'une cuisson terrible : les flammes éteintes, il devait rester ça.
Mais quelles flammes!
- Tu sais bien que les objets nous abandonnent.
- Les objets ne s'occupent pas de nous !
- Ils ne font que cela. Ils nous trahissent.
L'ÉVÊQUE - En vérité, ce n'est pas tant la douceur ni l'onction qui devraient définir un prélat, mais la plus rigoureuse intelligence. Le coeur nous perd. Nous croyons être maître de notre bonté: nous sommes l'esclave d'une sereine mollesse. C'est même d'autre chose encore que d'intelligence qu'il s'agit... Ce serait de cruauté. Et par-delà cette cruauté - et par elle - une démarche habile, vigoureuse, vers l'Absence. Vers la Mort. Dieu? Je vous vois venir! Toi, mitre en forme de bonnet d'évêque, sache que si mes yeux se ferment pour la derière fois, ce que je verrai, derrière mes paupières, c'est toi, mon beau chapeau doré... C'est vous, beaux ornements, chapes, dentelles.
Si nous allons au théâtre c'est pour pénétrer dans le vestibule, dans l'anti-chambre de cette mort précaire que sera le sommeil. Car c'est une Fête qui aura lieu à la tombée du jour, la plus grave, la dernière, quelque chose de très proche de nos funérailles. Quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux. C'est le soir afin qu'elle soit pure (cette fête) qu'elle puisse se dérouler sans risquer d'être interrompue par une pensée, par une exigence pratique qui pourrait la détériorer...
La solitude, comme je l'entends, ne signifie pas condition misérable mais plutôt royauté secrète, incommunicabilité profonde mais connaissance plus ou moins obscure d'une inattaquable singularité.
Il se peut que cette histoire ne paraisse pas toujours artificielle et que l’on y reconnaisse malgré moi la voix du sang : c’est qu’il me sera arrivé de cogner du front dans ma nuit à quelque porte, libérant un souvenir angoissant qui me hantait depuis le commencement du monde, pardonnez-le-moi. Ce livre ne veut être qu’une parcelle de ma vie intérieure.
C'est avec des mots d'amour que j'ai inscrit dans ce livre ses actes, ses gestes, tous les attributs de sa personnalité qui s'érige étoilée d'angles durs. Mais n'ayant plus besoin, pour l'oeuvre d'art, de chercher en moi - ou de les y trouver sans chercher - ces expressions qui le sublimisaient, si je pense à Bulkaen vivant de notre vie, je me contente de le voir agir sans le secours de mots magiques. Je ne le nomme plus. J'ai dit de lui tout ce que j'avais à dire. L'oeuvre flambe et son modèle meurt. Et quand je me réjouissais d'avoir déjà donné tous les plus beaux noms dont je fusse capable, à d'autres gamins enfermés vivants dans mes livres, c'était peut-être avec l'idée mal précisée que je conserverais Bulkaen hors de ma littérature, être physique que j'eusse aimé avec mon corps comblé. Et je n'ai plus qu'une infinie pitié pour ce pauvre piaf qui ne peut plus voler parce que je l'ai dépouillé de toutes ses plumes.
p. 268
Parce qu'ils disaient ironiquement, les marles, en parlant des girons qui se font dorer : "Ils ont raison, ils soulagent l'humanité souffrante", je ne pouvais pas ne pas rétablir le rapprochement entre cette expression et cette phrase de l'Eglise, " ... l'humanité de la Bonne Souffrance" et, dans le besoin que j'avais de faire jouir les marles - transformé aujourd'hui en désir de faire jouir les minos - je voyais le signe d'une charité si puissante qu'elle filtrait jusque dans mon vice, et je ne suis pas sûr que peu à peu je ne découvre, lentement, avec le secours d'un hasard heureux, la Charité enfouie en moi. A force d'en écrire, peut-être sortira-t-elle, pure et ruisselante de lumière, comme certains enfants sortent, éblouissants, de mes poèmes parce que je les y ai obscurément cherchés, avec une longue patience, au milieu d'un désordre de mots, qu'il m'arrive quelquefois de retrouver, abandonnés, les innombrables brouillons où, à force de dire "tu" à personne de précis, peu à peu cette prière secrète devient plus belle et crée celui à qui je m'adresse. La recherche de la sainteté étant pénible, dans toute religion, chacune, pour récompenser le chercheur lui accorde la gloire d'être nez à nez avec Dieu selon l'idée d'elle impose de Lui. Il m'avait été accordé de voir Harcamone, d'assister de ma cellule, en esprit, avec une précision plus grande que si mon corps eût été près du sien, au déroulement merveilleux de sa plus haute vie, celle qu'il atteint en en sautant par-dessus lui-même : sa vie dura de sa condamnation à mort jusqu'à sa mort. Et ce sont ces scènes de ravissement qui me sont le prétexte, peut-être, de ce livre aussi traître que les systèmes de miroirs qui renvoient de vous l'image que vous n'aviez pas composée.
Folio pp. 191-192