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Citation de genou


« Je ne veux pas mourir avant d’avoir revu l’Europe heureuse. Sans avoir vu reparaître ce journal dont je ne sais ce qu’est devenu le directeur, l’Écho international des gens heureux avec son supplément illustré des bêtes et des plantes heureuses, et ses trois cents abonnés. Sans avoir vu les deux mots qu’une force invincible écarte le plus chaque jour, le mot Russie et le mot Bonheur, se rencontrer sur mes lèvres à nouveau. Je ne veux pas mourir avant que les mères dont les fils ont été tués soient toutes mortes : ce jour-là, un grand pas sera fait vers le bonheur du monde. Moi, qui n’avais jamais voulu jusqu’ici renoncer au tennis malgré mes palpitations, aller aux eaux malgré mon foie gonflé, et aux bains, malgré mes rhumatismes, je veux voir l’Europe heureuse, je veux me garder intact pour ce jour, et me calfeutrer entre Royat, Néris et Vichy, dans ce triangle auvergnat de santé qui s’élargira peu à peu, à mesure que viendra l’heure heureuse, jusqu’à Marienbad, jusqu’à Constantza, et enfin jusqu’aux eaux de Crimée… Être heureux, – je dis cela pour ceux qui n’ont pas plus de vingt-cinq ans, car ils l’ignorent, – c’est, aux frontières, ne pas entendre les gens multiplier par cent ou par mille, comme des peuples d’enfants, le contenu de leur bourse. C’est revoir la même humeur sur le visage des dix maîtres d’hôtel de l’Orient-express, et des quarante stewards quand on fait le Tour du Monde, et ce même sourire qu’ils se transmettaient, flambeau des âmes domestiques, avec ma couverture et ma valise. C’est ne pas avoir, à la vue d’un rapatrié des régions affamées, l’impression qu’il a un jour disputé son repas à un enfant… Alors, le jour où j’aurai vu le monde à nouveau robuste accrocher comme deux plaques de ceinturon le mot Russie et le mot Bonheur, je veux bien mourir. Quel agréable jour que celui de ma mort !… On me lira, dans l’Écho (ou dans le Figaro, ou dans le Matin, je choisirai mon journal non d’après sa politique, mais d’après son optimisme), ces accidents terribles qui indiquent que le siècle est au bonheur, qu’un revolver est parti tout seul dans le Loiret, qu’un poète s’est cassé la jambe à Berlin, qu’un typhon a tué son million de Chinois… Ô monde, nous ne nous doutions pas que le naufrage du Titanic était un message d’heureuse paix !…” (p112/113)
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