Jean-Marie Chevrier
Auteur et lecteur.
Madame, Albin Michel, 2014 ;
le Dernier des Baptiste, Albin
Michel, 2016 ;
La Compagnie d'Ulysse, Albin Michel 2017. Membre du comité littéraire des Recontres 2021.
J’ai vécu dans la nullité avec le sentiment d’une réelle richesse intérieure.
Louise vécut l’absence de Baptiste comme un second veuvage … un sentiment de vide éternel tomba sur la maison.
(…) Elle passa les premiers jours de solitude à regarder les champs qui s’étendaient derrière le potager. Pour la première fois elle découvrait un paysage où ses yeux n’avaient vu jusqu’alors qu’une suite de prairies ou de terres qui appartenaient à un tel ou tel. Où il fallait se rendre pour effectuer un travail. Elle voyait des figures géométriques, des triangles, des carrés, des losanges, que cerclaient des murets de pierre sèches et, dans l’herbe qu’elle coupait pour ses lapins, des plantes incroyablement différentes auxquelles elle n’avait jamais prêté attention. Elle s’attarda sur les détails qui les composaient : la forme des feuilles et des corolles, leurs couleurs, leurs odeurs, leur infinie variété, leur grande délicatesse. Elle eut presque pour ce paysage un regard de peintre ou de botaniste. Elle éprouva pour lui un intérêt sentimental. Elle se l’interdit. Cette vision était une faiblesse, une fragilité causée par le choc de l’accident et par la solitude qui régnait maintenant sur la propriété.
« Propriété » était le maître mot. Tout autre n’était que verbiage dont il fallait se défier…
(…) Aussi, chassant d’un revers de main l’éblouissement qu’elle venait d’éprouver devant la profusion de cette nature qui échappait à son pouvoir, Louise rentra-t-elle dans sa cuisine et ferma la porte à clé. Elle devait réfléchir. Qu’allaient-ils devenir ? p 22-23
Finalement on s'y fait. Je dirais même que c'est bon. C'est d'être avec quelqu'un qui rend les choses meilleures. (p.95)
Je dois à l'honnêteté de dire que Dieu, je ne suis pas sûre qu'Il existe. Peut-être oui. Peut-être non. Beaucoup sont morts pour cette idée ou l'idée qu'ils avaient de Lui. Moi, de Dieu, je peux me passer. En revanche, ce dont je ne peux me passer, c'est de tout ce qu'on a créé autour de Lui pour Lui faire part de notre existence : ces monuments, ces églises, ces textes si savants, ces costumes, ces musiques, ces chants, ces tableaux. Tout ce qui chaque jour nous occupe pour penser un peu moins à nous-mêmes. [...] Pour finir, mon garçon, je n’ai pas besoin de Dieu, j’ai besoin de religion. (p. 132)
Tout de suite elle n'a d'yeux que pour ses chaussures orange et noir. Le sport a besoin de couleurs vives pour faire croire à l'enthousiasme qu'il suscite.
Quand Guillaume plaque son corps à la paroi, la pierre est glacée. Il reste un moment sans bouger pour que les deux natures qui les composent, la minérale et l'animale, s'éprouvent l'une l'autre. Puis il se colle à elle, l'épouse comme s'il était une pâte à modeler, une limace.
Là, entre noms communs et noms propres, la sagesse du monde attendait qu'on la consulte. François le faisait avec obstination. Le -Petit Larousse- à plat sur la table, à côté de son chapeau, il se penchait sur les pages, les mains jointes sous le menton. Il consultait l'oracle. Il laissait courir l'oeil dans la colonne de gauche comme dans un paquet de bonbons on choisit le plus à son goût et se posait sur la langue une locution latine. (p.75-76)
Il marche lentement sur le chemin qui conduit chez lui, attendant que la route familière dont il connaît chaque arbre, chaque buisson, chaque pierre, le réintègre dans son être. Que ce soir est calme. Pas un souffle d'air. Il déteste le vent, le plus faible suffit à le troubler. Le ciel est tranquille. Le soleil a disparu ne laissant qu'une lueur qui s'attarde où se découpent les silhouettes sombres des grands chênes qui bordent les champs. Sa frayeur s'éloigne. Le pelage des vaches blanches est encore visible sur le noir des près. Elles sont immobiles, figées par l'ombre. La solitude est de bonne compagnie, il ralentit son pas, retarde le plus possible le moment où il va devoir pousser la porte de la cuisine familiale, affronter la lumière violente de l'ampoule qui éclaire la table, voir l'assiette qui l'attend, sa fourchette et son verre et ses parents qui le regardent en attendant de se servir la soupe qui fume dans la casserole en inox posée au centre de la toile cirée. Il voudrait ne jamais arriver.
-Tu n'es plus un enfant ! Je te fais peur ?
- Non, mais j'ai du mal à parler. J'ai perdu l'habitude à force d'être seul. Moi aussi je travaille la pierre.
-La pierre rend solitaire, camarade, même en compagnie. Voilà pourquoi je chante. (p.49)
- Nous serions plus tranquilles ici, dit-il. Alexandrine a beau être sourde, sa présence m’aurait gêné.
- Je ne la vois plus. Elle dort du matin au soir dans son fauteuil. Elle a du mal à monter dans sa chambre. Je vais être obligée de mettre un lit près de la cuisinière. Elle va mourir où elle a passé sa vie.
- Je me souviens des petits plats qu’elle confectionnait uniquement pour nous : ses œufs au lait, ses sablés.
Cette évocation les laisse rêveurs.
- Tu pourrais la mettre dans une maison de retraite, reprend-il.
Madame se révolte :
- Tu n’y penses pas ! L’arracher au château… elle n’a rien connu d’autre, ni mari, ni enfant, à part nous qui étions les siens plus que ceux de nos parents. Je préfèrerais la tuer.
Il sait que ce ne sont pas des mots en l’air, qu’elle pourrait lui envoyer une décharge de chevrotine dans le cœur plutôt que de la confier à des aides-soignantes indifférentes dans un hospice de vieillards.