Je souris. Aujourd’hui comme hier, je me retranche derrière un sourire. Je me tais pour ne pas donner prise à son agacement. Je me garde bien de lui répéter que le monde lui appartient. Qu’en ferait-elle ? Que ferait-elle de ce monde en déroute où l’on n’est jamais à l’abri d’un tireur fou ? Ce voyage était-il vraiment une bonne idée ? Paris, Rome, Berlin, Istanbul. Aucune de ces villes n’a été épargnée. Elle a choisi Palerme. Elle ne cesse de m’étonner. Jamais je n’aurais pensé revenir en ces lieux.
La dernière fois que j’ai vu mon père, il savait sa fin prochaine. Sa respiration était de plus en plus haletante et il devait faire une pause entre chaque phrase. Nous avions toujours communiqué davantage avec les yeux qu’avec les mots. Lui qui avait toujours été réservé, il m’a soudain pris le bras et invité à m’asseoir à ses côtés sur le bord du lit. J’ai abaissé la barre latérale qui nous séparait. Son regard était à la fois triste et heureux. Sa main était décharnée et des veines saillaient sur le dessus. Il ne m’avait plus tenu la main depuis mon enfance. Des souvenirs jaillissaient pêle-mêle sans que je cherche à les tirer de l’oubli ou à occuper ces derniers moments que je passais avec mon père. Il me souriait et je m’efforçais à mon tour de lui sourire.
On évite d’être trop brusque, on multiplie les recommandations d’usage : vous devriez sortir plus souvent, voir des amis, vous arranger mieux. On ne le dit pas ainsi, mais le message est clair : vous n’avez rien de moins sévère ? de plus estival ? Votre coiffeuse est en vacances ? À votre âge, cette coloration vous donne un air austère. Puis, petit à petit, on parle de vous comme si vous n’étiez pas là. On échange des informations sur votre état de santé, tu ne trouves pas qu’elle a maigri ? Elle entend moins bien depuis quelque temps, non ? Pense-t-elle à changer ses piles ? À les écouter, votre démarche n’est plus aussi assurée, votre pas est plus lourd, votre fatigue plus apparente. Sans parler de votre humeur des dernières semaines : instable, irritable.
Ne pas oublier de lui faire un cadeau pour leur nouveau-né. Quel nom ont-ils choisi, déjà ? Quelle importance ? Il s’agit de lui offrir quelque chose de neutre, qui n’engage à rien. J’appuierais ensuite sur le bon bouton, insérerais la clé dans la serrure avant de déposer ma valise et d’affronter ce sentiment que rien n’a changé. Attendre et espérer.
On arrive toujours à trouver une place à la dernière minute lorsqu’on voyage seul. Ou à se faire évincer pour céder la place à quelqu’un d’autre. Ça ne m’est pas encore arrivé.
La vie qui s’affiche sans fard. Tôt ou tard, elle finira par s’en rendre compte, par l’accepter. Elle délaissera alors les plans et regardera enfin ce qui s’offre à elle. Chaque jour, son miroir le lui rappellera, non pas cruellement mais justement. Il n’y a rien que je puisse dire ou faire pour accélérer sa prise de conscience. Un plan n’est pas toujours garant de la bonne direction à prendre.
« C’est par là ! »
J’ai aimé une autre femme, a-t-il simplement dit. Assis à ses côtés, je m’efforçais de lui sourire. Son pouls était de plus en plus faible, je le sentais dans ma main. J’ai porté un doigt à ma bouche pour lui signifier qu’il pouvait garder le silence. Ne m’interromps pas, le temps m’est compté. Elles m’ont longtemps attendu. En vain, a-t-il ajouté après une pause. En vain. Elles m’ont attendu toute une vie.
Entrevoir la fin peut parfois modifier notre vision des choses. Je t’assure qu’il n’y a là rien qui soit morbide ; étrange et incompréhensible, très certainement, pour nous qui avons cherché à faire disparaître toute trace de la mort de nos vies. Mais c’est bien parce qu’on n’a qu’une seule vie à vivre qu’il faut visiter ces lieux.
Des familles y ont vécu. Des gens y sont nés, d’autres y sont morts. L’un des ouvriers est appuyé contre l’échafaudage. Il boit goulûment à même une bouteille en plastique et le surplus d’eau dégouline le long de son cou veiné jusque sur son t-shirt où se mêlent la sueur, l’eau et la poudre de ciment.
La guerre n’a jamais de fin lorsqu’on est enfant.