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Citation de Faerune


Ces petits bonhommes noirs que je distingue au loin, dans une heure je serais l'un d'eux. Comme je me sens loin d'eux du haut de cette colline. Il me semble que j'appartiens à une autre espèce. ils sortent des bureaux, après leur journée de travail, ils regardent les maisons et les squares d'un air satisfait, ils pensent que c'est leur ville. Ils n'ont pas peur, ils se sentent chez eux. Ils n’ont jamais vu que l'eau apprivoisée qui coule des robinets, que la lumière qui jaillit des ampoules quand on appuie sur l'interrupteur, que les arbres métis, bâtards, qu'on soutient avec des fourches. Ils ont la preuve cent fois par jour, que tout se fait par mécanisme, que le monde obéit à des lois fixes et immuables. Les corps abandonnés dans le vide tombent tous à la même vitesse, le jardin public est fermé tous les jours à seize heures en hiver, à dix-huit heure en été, le plomb fond à 335°, le dernier tramway part de l'Hôtel de Ville à vingt-trois heures cinq. Ils sont paisibles, un peu moroses, ils pensent à Demain, c'est à dire, simplement, à un nouvel aujourd'hui ; les villes ne disposent que d'une seule journée qui revient toute pareille à chaque matin. A peine pomponne-t-on un peu, les dimanches. Les imbéciles. Ça me répugne, de penser que je vais revoir leur faces épaisses et rassurées. Ils légifèrent, ils écrivent des romans populistes, ils se marient, ils ont l'extrême sottise de faire des enfants. Cependant, la grande nature vague s'est glissée dans leur ville, elle s'est infiltrée, partout, dans leurs maisons, dans leurs bureaux, en eux-mêmes. Elle ne bouge pas, elle se tient tranquille et eux, ils sont en plein dedans, ils la respirent et ils ne la voient pas, ils s’imaginent qu'elle est dehors, à vingt lieues de la ville. Je la vois, moi, cette nature, je la vois... Je sais que sa soumission est paresse, je sait qu'elle n'a pas de lois : ce qu'ils prennent pour sa constance... Elle n'a que des habitudes et elle peut en changer demain. S'il arrivait quelque chose ? Si tout d'un coup elle se mettait à palpiter ? Alors ils s'apercevraient qu'elle est là et il leur semblerait que leur cœur va craquer. Alors de quoi leur serviraient leurs digues et leurs remparts et leurs centrales électriques et leurs haut fourneaux et leurs marteau-pilons ? Cela peut arriver n'importe quand, tout de suite peut-être : les présages sont là. Ou alors rien de tout cela n'arrivera, il ne se produira aucun changement appréciable, mais les gens, un matin, en ouvrant leur persiennes, seront surpris par une espèce de sens affreux, lourdement posé sur les choses et qui aura l'air d'attendre. Rien que cela : mais pour peu que cela dure quelque temps, il y aura des suicides par centaines. Eh bien oui ! Que cela change un peu, pour voir, je ne demande pas mieux. On en verra d'autres, alors, plongés brusquement dans la solitude. Des hommes tout seuls, entièrement seuls avec d'horribles monstruosités, courront par les rues, passeront lourdement devant moi, les yeux fixes, fuyant leurs maux et les emportant avec soi, la bouche ouverte, avec leur langue-insecte qui battra des ailes. Alors j'éclaterais de rire, même si mon corps est couvert de sales croutes louches qui s'épanouissent en fleurs de chair, en violettes, en renoncules. Je m'adosserai à un mur et je leur crierais au passage : "Qu'avez-vous fait de votre science ? Qu'avez-vous fait de votre humanisme ? Où est votre dignité de roseau pensant ?" Je n'aurais pas peur - ou du moins pas plus qu'en ce moment. Est-ce que ce ne sera pas toujours de l'existence, des variations sur l'existence ? Tous ces yeux qui mangeront lentement un visage, ils seront de trop, sans doute, mais pas plus que les deux premiers. C'est de l'existence que j'ai peur.
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