Jean TORTEL Un soir à la table du poète (France Culture, 1981)
Une émission des « Nuits magnétiques », par Alain Venstein, diffusée le 14 juillet 1981 sur France Culture.
OUROUK
UR OU LAGASH
Les maisons seront en torchis
L'eau et la terre se séparent
Car le poisson à tête d'homme
Est arrivé. Je l'ai vu.
Depuis je suis en haut.
J'embrasse chaque nuit mon épouse invisible
Que j'attire par un grand feu.
Je ne sais quelles sont les ombres
Qui tracent les canaux, qui limitent les champs.
Mes autres femmes s'étendront
Sur mon cadavre pour brûler
Avec lui quand l'or coulera.
Têtes rondes, ô mon peuple tranquille,
Tu mesures le ciel, tu fais cuire l'argile,
Tu fixes sur des cylindres
Des modèles de jugements et de contrats
En forme de clous.
Je suis responsable
J’appelle monde où je me reconnais
J’appelle absent le regard non capté
Par le mien qui se dit regard
Je suis responsable de tout
Ce qui n’a pu se former
Ce qui était noir…
Ce qui était noir
Et tremblait
Proche de sa destruction
Poussiéreux, humide,
On ne sait pas
Ce que c'est devenu. La mort
Est toujours un peu jaune.
Palmée, la vieille allégorie
Descend, danseuse exacte
Avant sa mort au sol mouillé.
Bronze hors du platane
Inaltérable désormais, tant que le feu.
Il ne résonne pas. Silence
Froissé qui s’accouple
Étrangement aux rouges
Des tenaces corolles.
Mort. Je la provoque. Je la retiens
dans mes mains, dans mes yeux.
J’ai oublié, il fait nuit, le monde
qui vit, les toitures dorées, les
feuilles et les ceintures.
Fermer les yeux pour mieux
respirer son odeur. Je ne suf-
foque pas. Elle est là et je suis
cadavre, je ne suis plus que
mon cadavre, allongé et jaune
[... ]
Une espèce de gisement…
Une espèce de gisement
En apparence un tas
Qui palpite et qui suinte
Sous des os incurvés
(Finement engrenés entre eux)
Mais des fils et des plaquettes
Informent en chaîne.
Le réseau moelleux peut se rompre.
L'irrigation est nécessaire.
Pour savoir il faut
Scier les os très durs
Et comme on creuserait jusqu'au feu
Ouvrir la sphère.
PASSAGES D'HÉRODOTE
Les fourmis du désert moins grosses
Que les chiens, plus grosses
Que les renards creusent le sable
Mélangé d'or.
Elles ramènent l'or à la surface.
On le ramasse avec des sacs.
*
Je mesure ma route aux astres.
Et le soleil à droite ou bien à gauche,
Je vais aussi loin que je peux.
Je ne peux pas tout voir. On me raconte
Ce que font les hommes, comment
Les cités conquérantes meurent
Pour n'avoir pas compris l'oracle.
Le monde est mesurable, mais soudain
Un désert, ou de l'eau ou la nuit éternelle
S'interposent et nul ne sait
Comment parvenir aux limites.
Vers quelque horizon que j’avance
Plus loin je vais, plus sont étranges les façons,
Démesurés les animaux.
Il n'est qu'un lieu sur terre où les serpents qui volent
Se rassemblent — et c'est au bout.
Les hommes ne sont plus les mêmes
Quand ils sont au bord d’un espace
Infranchissable.
Ils ne vivent plus en cités.
Ce qu'on m'en dit n'est toujours pas croyable.
Les uns élèvent des huttes
De sel rose. Il en est
Qui n'ont qu'un œil, ou naissent chauves.
D'autres possèdent le phénix
Dont les ailes dorées et rouges
S'ouvrent deux fois tous les mille ans.
D'autres chassent les sauterelles
Qu'ils mêlent à leur lait
Et d'autres qui n'ont point de nom
Injurient le soleil.
…
Langage dénudé
Visibles cicatrices
Lividité peignant
Une peau sans apprêt
Que la sueur aigrit
Que les branches flagellent
Corps limpide hésitant
Ainsi plus dangereux
Soleil et silence à qui…
Soleil et silence à qui
A mal et noir glacis
Provisoire invoqué si
Rayonne au ventre et lance
L'ulcère intermittent pareil
À la brûlante plaque au sol.
Échancra le sommeil
Solitaire entre deux froids.
Muet, lisse et parfaitement
Rond tel est le soleil
Lointain de l'hiver,
Regard abstrait.
Nul flamboiement, mais orangé le soir
Au-dessus des platanes
Annonciateur de rien,
De nul orage.
À peine claire au grand jour
La pâleur du ciel se résout
En quelque bleu qui n'a pas d'ombre.
N'est pas le bleu profond et vert,
Couleur du corps.