Jean-Yves Lesné

– Voilà, je vous ai demandé de venir car nous possédons des meubles entreposés dans une dépendance tout à côté et j'aimerais que vous y jetiez un œil.
– C’est mon travail d’estimer, d’expertiser le mobilier et tous les objets dont on veut se séparer; dit l’antiquaire.
– Pour l'instant, je ne sais pas encore si nous allons les vendre, je voudrais d’abord en connaître la valeur, répondit son interlocutrice.
Ils se retrouvèrent au milieu de meubles de toutes sortes: commodes, buffets, armoires, chevets, tables, fauteuils, tableaux, guéridons, lits démontés..., le tout recouvert d'une poussière soulignant que des mois, plus sûrement des années s'étaient écoulées depuis le jour où ils avaient été déposés là.
– Ce que vous me demandez va prendre plusieurs jours. Je ne voudrais pas faire ce travail à moitié. C’est impressionnant tout ce que vous possédez dans cette remise. Puis-je vous demander le but précis que vous recherchez, dit l'antiquaire?
– Pour l'instant, en connaître la valeur. Ce sont des biens de famille, de mon côté, entreposés pour les léguer: mais...
Elle s'interrompit net. Monsieur Kermeur supposa que ce silence devait dissimuler une réalité gênante ou douloureuse.

... Le carnet se retrouva, en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, sous sa chemise, glissa sur son torse jusqu'à sa ceinture sur laquelle il se trouva coïncé.
"Je vais être obligé d'en rester là pour aujourd'hui et demain je ne pourrai pas venir. Il me reste une petite demi-journée. Les livres sont tous en parfait état, le bois est sain, ce sera donc une formalité, ça vous rassure."
Le jeune homme s'était à peine retourné, la porte de sa chambre allait se refermer quand :
- Monsieur Kermeur, puisque tout est normal, ce n'est pas la peine de revenir. Il vous restera le grenier, plus tard. Lundi matin, disons pour neuf heures, je serai présent avec vous dans votre atelier, donc à lundi.
Il déposa le carnet noir, le deuxième, sur la banquette de sa voiture. Sur le chamin du retour, il l'observait du coin de l'oeil. On allait enfin connaître la suite. Il en était heureux pour lui et pour sa femme.
Machinalement, alors qu'il conduisait tranquillement en direction de Dol, de sa main droite, il frôla la couverture cartonnée, puis il fit tourner quelques pages... A un moment, il constata qu'une partie des feuillets avaient été déchirée. C'était net, celui ou celle qui en était à l'origine l'avait fait d'un seul coup, la même déchirure avec un très léger biais, plus prononcé vers le haut des pages enlevées. Il se dit "un tel geste devait être l'expression soit de la colère, de l'exaspération ou du dépit".
Avant d'arrêter le moteur de son véhicule, l'antiquaire, après avoir serré le frein à main, se reporta directement à la dernière page. En la dirigeant vers la lumière du plafonnier, un peu au-dessus de sa tête, il réussit avec difficulté et de la patience, à lire la dernière phrase écrite de la main de Richard Tuesdan de Sévignac :
"Je sais que ma place est définitivement à la Malouinière, pour elle, pour Jean, pour nous, pour notre bonheur ; le temps des mers lointaines, le temps des risques pris dans les tempêtes, le temps des "
Cette phrase n'était pas achevée. La mort avait dû le terrasser à ce moment précis. Ceci lui parut une évidence car il restait de nombreuses pages blanches pour arriver à la fin du carnet.. Celui qui les avait écrites ne savait sans doute pas qu'il vivait ces derniers instants, que la vie allait le quitter.
- Il existait bien ce deuxième carnet, le voilà. Il se trouvait tout simplement dans la chambre de Bertrand. Ce Rchard est bien mort alors qu'il était en train d'écrire sur son bureau. Il va falloir que je le remette à sa place. Je sais comment on va s'y prendre. Je vais faire photocopier toutes les pages, je vais me rendre à Saint-Malo.
Tout en s'adressant à sa femme, Loïc Kermeur tenait à bout de bras le deuxième carnet noir, et un large sourire lui barrait le visage. Une autre étape s'annonçait, il sentait des fourmillements dans le bout de ses doigts.

La sonnette retentit. Yolande traversa le vaste hall et ouvrit la lourde porte en chêne massif dont deux épaisses vitres brouillées, dans sa partie supérieure, laissaient filtrer en l’atténuant la lumière du jour. L’homme qui se présentait sur le perron était brocanteur-antiquaire, s’appelait Loïc Kermeur. Il venait pour la première fois en ces lieux.
Yolande, l’employée, le pria de patienter quelques instants. Le visiteur promena son regard le long des murs et jusqu’au plafond qui s'élevait à plus de six mètres. Face à lui un escalier monumental en bois, ce devait être du châtaignier avec une balustrade torsadée, donnait à l’ensemble une impression de démesure. Un lustre massif, impressionnant, composé d’innombrables ampoules aux formes élancées, ressemblant à des flammes, disposées sur trois niveaux, achevait de rendre l’endroit majestueux.