J'aimais les cicatrices parce que j'aimais les anecdotes qui les accompagnaient. Courage, bêtise, souffrance... ces empreintes étaient toutes le prix de quelque chose.
Un million deux.
Cet instrument valait un million deux cent mille dollars. Ce nombre était difficile à comprendre. A ressentir. J'imprimai un mouvement de balancier au violon, très léger, et fermai les yeux. Meurtrière. Le mot avait surgi dans mon esprit et je le chassai aussitôt. Ridicule : un violon n'était ni un bébé ni un animal. Il n'était pas vivant.
Je m'en convaincrais plus facilement cependant, si je ne l'avais pas senti respirer, pas entendu chanter.
Posant les yeux sur moi, Jeremy ajouta, avec un sourire en coin :
- Tu dors chez une amie ? C'est comme ça que tu règles la question de la marge de manœuvre ?
- Tu es mal placé pour me juger. Tes parents te laissent partir tout seul pendant plusieurs semaines. Je dois demander l'autorisation d'aller aux toilettes. Crois-moi, à ma place, tu mentirais aussi.
- Ce n'est pas aussi génial que tu ne l'imagines, répondit-il. Être seul, je veux dire. Ma mère est obligée de rester à la maison avec mon frère. Il est handicapé, et c'est difficile de le confier à quelqu'un plus d'un ou deux jours. Quant à mon père... il a beaucoup de pression au travail. Je n'ai pas le choix : si je veux faire du violon, c'est tout seul.
- Désolée.
- Tu n'as pas à être désolée. Je n'ai pas l'impression que ce soit facile pour toi non plus.
Une bourrasque nous enveloppa et je réprimai un frisson.
- Je te proposerais ma veste si j'en avais une.
-Jeremy...
Je laissai la fin de ma phrase en suspens sans même essayer de dire ce qui devait être dit.
-Quoi?
-Je ne sais pas.
-Bien sûr que si. Quoi?
-Je n'arriverai plus à te détester.
-Mais je croyais qu'on était déjà d'accord sur ce point: on a pas besoin de se détester.
-Pourquoi? Qu'est ce qui peut bien t’inquiéter?
-J'ai peur que le violon se place toujours entre nous.
Je me levai pour lui faire face et lui pris les mains.
-Je l'en empêcherai.
Il conserva le silence.
-Je l'en empêcherai, répétai-je, en le forçant à se mettre debout.
Pour toute réponse, il se pencha pour me susurrer à l'oreille:
-Dans ce cas, viens avec moi.
Je relus le message et sentis quelque chose s'allumer en moi. Un sentiment nouveau. J'avais le choix.
Les notes s'echappaient de mon violon par volées, à une vitesse que je n'aurais pu concevoir. C'était de cette sensation que Jeremy parlait, cette impression d'avoir presque terminé.