Jesús Carrasco nos habla de "La tierra que pisamos"
Ici, il n'y avait que des lévriers galgos. Efflanqués. Chairs essorées sur une ossature longue. Des animaux mystiques qui couraient à toute vitesse après les lièvres, sans jamais s'arrêter pour flairer, parce qu'ils avaient été jetés sur la Terre avec un unique mandement : traquer et déchiqueter. Des lignes rouges ondoyaient sur leurs côtes, vestiges de la cravache de leurs maîtres. De celle qui, sur la terre sèche, asservissait les enfants, les femmes et les chiens. p10
Il me revient en mémoire une scène à laquelle j'ai assisté, enfant. Une fille chante une romance des faubourgs à sa vieille mère.
(...) Cet air si souvent repris sous les porches de la ville conquise revient maintenant à ses oreilles, tellement longtemps après, et elle ne peut retenir ses larmes. Les outils nous lient à la terre, les mélodies se gravent dans les recoins les plus cachés de l'esprit et du coeur. Ils nichent dans les profondeurs, comme le souvenir des odeurs. Au long de la vie, alors que nous furetons dans le garde-manger, déjà âgés, il arrive parfois qu'un parfum nous revienne, et les souvenirs de ces temps anciens, primitifs, reverdissent. La mélodie fait pleurer la vieille femme. La douleur qui nous unit. Qui a perdu un enfant, les a tous perdus.
Le berger le reçut sans un mot, comme on accueille un pèlerin ou un exilè. Le garçon enlaça son torse au point d'arracher au berger meurtri une légère plainte. "Les côtes", dit-il, et le noeud se défit immédiatement. Ils s'écartèrent. Ce qui suivit ne fut pas de la honte. Peut-être simplement une distance mieux adaptée aux lois de cette terre et de ce temps. Et quoi qu'il en soit, la graine était semée.
Nous sommes en août, le châssis de la fenêtre à guillotine est complètement relevé et une brise parfumée et chaude berce les voilages. Elle les fait danser si joliment qu'à cette période de l'année, pendant mes insomnies, je m'adosse contre la tête de lit et je m'émerveille de les voir ondoyer telles de délicates bannières. J'aspire les senteurs apportées par la brise qui déplace de temps à autre les parfums suspendus de la chambre. Ils arrivent par vague, comme la mer dépose sur le rivage les débris d'un bateau naufragé. Au printemps, les pétales blancs des orangers en fleurs embaument, surtout au crépuscule. L'arbre envoie immanquablement un signe avant-coureur plusieurs jours auparavant. Soudain, au cours de journées encore fraîches, un filament fugace prévient que quelque part alentour la vie a été conviée à sa renaissance.
- As-tu vu la couronne que porte le Christ là au dessus?
- Oui, elle a trois pointes.
- Elle s'appelle les pouvoirs. Une c'est la mémoire, l'autre, la compréhension et la troisième, la volonté.
A mon sens, c'est au pied des cultures que sa vie a commencé à chavirer. Il prend une poignée de terre, la porte à son nez, la hume les yeux presque clos comme s'il dégustait un vin. Je reconnais cette expression à la fois concentrée et grisée. Je cherche moi-aussi dans mes pots de fleurs des arômes vaporeux, des restes de bois décomposés, des veines minérales. Mesures d'une mélodie secrète qui me parlent de l'humidité, de la consistance ou de la structure de la terre.
Devant lui, la plaine dégageait une odeur de terre brûlée et de pâture desséchée, sa manière à elle d'évacuer la souffrance que lui avait infligé le soleil pendant la journée. Un hibou gris passa au-dessus de sa tête et alla se perdre tout en haut des oliviers. Le garçon se dit qu'il ne s'était jamais autant éloigner du village où il avait passé toute sa vie. Au bout de ses pieds s'étendait une terre inconnue, tout simplement.
Ils finirent la traite en quelques minutes et le garçon fut surpris du peu de lait que toutes avaient donné. Le vieux expliqua qu'à cette époque là de l'année, entre la chaleur, le peu d'eau et les aliments secs, les animaux devenaient radins.
(traduction du contributeur depuis le texte original)
Une ligne brisée sanguinolente jaillissait de la blessure ouverte par l'un des clous du fer. La violence de la scène irrita les nerfs du garçon, à moins que ce fût la pensée récurrente que cet homme partait le remettre aux mains de son bourreau. Il donna un coup de pied dans les reins du cul-de-jatte, ce qui eut pour effet tout à la fois de déplacer le corps dans une nouvelle position sur les cailloux du chemin et de lui arracher une plainte somnolente. La bouche entrouverte contre la terre, les lèvres couvertes d'une panure de sable, et un point rouge sur la poussière, là où le sang tombait.
Comme oreiller, le vieux avait installé sa bardelle rembourrée de paille de seigle. Le garçon y posa la tête avec précaution, et s'installa du mieux possible sur la laine râpeuse.