Jô Soares - Les Yeux plus grands que le ventre
Ce que personne ne sait, c'est que Motilah Bakash est l'ultime descendant de la secte Thug, une terrible confrérie d'assassins exterminés aux Indes par les Anglais en 1837-mais les aïeux de Motilah ont alors réussi à s'enfuir et à gagner Java. Le petit homme a été élevé conformément aux traditions de la secte, s'initiant au culte vamakara, aussi appelé tantrisme de la main gauche, dont les adeptes atteignent la plénitude intérieure au moyen de pratiques sexuelles. Souvent, les initiés du Vamakara parviennent à l'orgasme sans même faire un geste, par la seule force de la méditation. Motilah a aussi étudié le ramasi, ou dialecte thug, et les signaux qu'utilisent les membres de la secte pour se reconnaître entre eux. Aujourd'hui toutefois, ces signaux paraissent de peu d'utilité, attendu que Motilah Bakash est certainement le dernier des Thugs.
- Agnostique ? Qu'est-ce que ça veut dire, agnostique ? interroge Calisto.
- C'est un athée qui a la trouille", définit Mello Noronha à sa manière.
Le cadavre sans yeux se balance au bout d’une corde, comme le pendule grotesque s’une horloge invisible. Enfoncé sur la tête, il porte un casque à cornes, pareil au heaume des Walkyries ; un trait d’humour macabre de l’assassin. Les tresses blondes de la victime sont entrelacées avec des saucisses de Francfort. De sa bouche béante sortent des restes de tripes, ou, comme dit plus volontiers le poète, de gras-double à la mode de Porto.
- On ne sait jamais, commissaire, rétorque Esteves. Comme on dit au Portugal : "Si riche et charitable que tu aies été dans ta vie, l'assistance à tes funérailles dépendra du temps qu;il fera."
Une longue pause. Puis Calixto brise le silence, parlant d'un ton méditatif :
"Moi, j'aime mieux une veillée funèbre de riche qu'un mariage de pauvre."
Anarchiste depuis le berceau et ayant son propre père pour mentor, à douze ans il avait déjà lu Proudhon, Bakounine et Kropotkine. Il jugeait Proudhon théorique à l'excès, et à ses yeux Bakounine était presque un conservateur. Il leur préférait Kropotkine, qui avait renoncé à sa charge de secrétaire général de la Société géographique de Russie pour épouser la cause anarchiste, mais estimait cependant qu'il manquait d'audace. Malgré son âge tendre, sa faveur allait aux méthodes violentes. Au vrai, il rêvait d'éliminer physiquement tous les tyrans de la planète.
La grosse arrive à la praça de Março, serrant à deux mains son gigantesque éclair au chocolat comme si c'était un immense phallus noir. Avant de planter ses dents dans cette sucrerie si ardemment convoitée, elle est brusquement intriguée par la présence d'un fourgon peint d'un blanc terne, stationné presque au coin de la rue. Ce qui attire l'attention de la grosse, ce sont les gâteaux exposés sur un grand présentoir sur le côté du véhicule et l'écriteau que tient un homme debout à côté de ce séduisant étal, annonçant :
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Mello Noronha se gratte la tête, dérangeant les cheveux rares qu'il peigne soigneusement tous les matins à son lever, les disposant en cercle avec la précision d'un jardinier japonais.
"Il paraît qu'il vient accompagné d'un médecin, un certain docteur Watson, dit José do Patrocinio [...]
-Vraiment? Est-il malade ou seulement hypocondriaque? demanda Olavo Bilac.
-Ni l'un ni l'autre. Lui et ce Sherlock Holmes sont deux amis inséparables et ils habitent ensemble, répondit Patrocinio.
-Curieux. Ce M. Holmes serait-il...hmm...De la jaquette? risqua le marquis de Salles, toujours très intéressé par les choses qui se passaient au-dessous de la ceinture.
-Il ne manquait plus que ça. Deux tapettes anglaises!"
Esteves, alors, laisse jaillir de son cœur la phrase qu'il retient depuis qu'il a fait la connaissance de Diana :
« Dans ces conditions, vous me forcez à vous avouer que je suis passionnément amoureux de vous. »
Diana appuie sur la pédale du frein et la Lagonda zigzague jusqu'au moment où ses roues s'immobilisent au bord du trottoir. Puis elle se tourne, prend le visage du Lisboète entre ses deux mains et l'embrasse sur la bouche. Esteves réagit avec la ferveur sensuelle qu'il a longtemps réprimée.
« Mon baiser a deux raisons d’être. Premièrement, c'est pour vous dire que vous aussi, vous me plaisez beaucoup. Deuxièmement, c'est un au revoir. Dans ma vie, il n'y a pour le moment pas de place pour une histoire d'amour. Toute ma passion se concentre sur mon travail.
- Alors plus tard... qui sait ? dit le Portugais avec espoir.
- Qui sait, oui. »
Elle l'embrasse de nouveau, puis redémarre la lagonda et repart comme une flèche dans l'avenue. Satisfait d'avoir au moins avoué son amour, et surtout qu'elle ne l'ait pas repoussé, Tobias se rappelle, sans motif aucun, un proverbe de la région de Zambujal que sa grand-mère se plaisait à répéter : «Mieux vaut être célibataire à Sintra que lapidé à Téhéran.»
"Mademoiselle, il se trouve que vous avez été une des dernières personnes à avoir une conversation en tête à tête avec une des victimes, le sénateur Belizario Bezerra", expliqua-t-il en déployant sa connaissance du français.
Monique éclata de rire.
"Mon chéri, il était impossible d'avoir une conversation en tête à tête avec Bezerra. "Cuisse à cuisse", à la rigueur !
- Je vous serais reconnaissant si vous vouliez bien... "
La jeune française l'interrompit en se rapprochant de lui. (...)
"En effet. mais reprenons. Pourriez-vous... Pourrais-tu me dire de quoi vous avez parlé ? A ce que j'ai su, il s'agissait plus d'une discussion que d'une simple conversation.
- Balivernes. Une banale chamaillerie à propos d'amour et d'argent.
- Ce qui veut dire ?
- Il voulait plus d'amour, je voulais plus d'argent.