« Et la voici, Eve Melville, sculptée d'un seul pan de glaise, pas un pli, pas une ride, pas un mot plus haut que l'autre, qui se redresse au milieu de Halsey Street, au milieu des voisins à leurs fenêtres et des enfants réunis sur la route vide, qui nous regarde un à un et qui murmure
ma maison est noire »
Un matin d'août 2016, un cri déchire le coeur de Brooklyn : la maison d'Eve Melville a été peinte en noir pendant la nuit. Eve la tient de son arrière-grand-père, Solomon Melville, né esclave en Géorgie. Ce stigmate sur sa façade avive le souvenir. L'héroïne tranquille devient inquiétante, s'accroche à sa propriété comme à sa mémoire et se révolte contre les promoteurs qui défigurent le paysage de son enfance.
Entre l'affranchissement de Solomon et la furie d'Eve, ce roman entrechoque les mythologies américaines : la torture dans les plantations d'indigo, les spectres du Vietnam, l'apparition du sida et les émeutes qui secouèrent Brooklyn à l'aube des années 1990.
Dans une langue incantatoire, magnifique, puissante, ce cantique pour Eve Melville remonte aux racines d'un pays qui rejoue sans cesse ses batailles.
Née en 1989, Justine Bo est écrivain. "Eve Melville, Cantique" est son septième roman.
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J'suis pas vulgaire, Momo, j'suis lucide : t'as les bonbons qui pendouillent et moi les seins qui se liquéfient, c'est la loi du ruissellement, ils en parlent, aux actualités : y a tout qui ruisselle, l'argent du gouvernement, les actions de la Bourse, les impôts, les dividendes, ta bite et mes nichons !
Le malheur est une bénédiction, écrivait-il en maxime finale ; lorsqu'il frappe un artiste, c'est l'univers qu'il pare de sa grandeur.
Bien-né, on devait agir en galérien. Je parie que ça les faisait bander, la misère. C'est exotique. C'est sulfureux. C'est sale. Comme ces femmes à la peau brune sur les tableaux des orientalistes. Oui, c'est sublime la misère. Ceux qui n'y ont pas droit la scrutent, avec délectation, comme un nu scandaleux, sauvage et magnifique. De l'esthétique de la misère. De l'éloge de la raison impure.
Me gagne sans cesse l'impression qu'on me fait violence. Alors écrire, c'est faire violence. Te faire violence à toi, lecteur, une violence à côté de la violence, une violence qui se réfléchit, une violence sans réel, une violence à retardement, à fragmentation, une violence surréelle. La violence est l'endroit où corps et esprit en moi se trouvent. Le monde un champ de bataille.
La Syrie n'est plus un territoire. Elle est un corps outragé Il faut anéantir les hommes jusqu'au dernier. Lorsque le pays sera un désert, enfin, tout pouvoir y apparaîtra comme la solution : sans peuple, plus de problèmes. Face à ce ravage, le monde n'a qu'un rire jaune. Cette grimace, c'est la mienne. Celle de l'impuissance. Damas ne sera plus une ville, elle ne sera qu'un monceau de ruines. Il n'y a qu'une putain de guerre pour me faire citer la Bible. Mon cerveau est gazé au sarin, mes neurones brûlés au napalm.
Dans les salons où même la pisse sent le champagne, on se disputait sans relâche le titre du plus nécessiteux. On s'enorgueillissait d'une modestie d'apparat - Et vous, vous venez d'où ? Je me suis fait tout seul... Ça n'a pas toujours été facile...-
Zakar la trouvait drôle, cette obsession des bien nés pour l'indigence. La chute, c'est ça qui les tuerait.
La farine qu'elle étalait sur une planche de bois. Les mains qui s'en emparèrent. Je les sentis s'enrouler pour engourdir la pâte. Elles s'alourdissaient, rompant les impacts de lumière sur le sol. Nejma, loin. Je ne pouvais la voir mais je l'entendais. Son rythme suffisait à notre souffle. Le temps cessa.
On a dansé cette nuit-là. Amir exultait, ses vers de cinglé larmoyant à la langue, il déclamait des poèmes assis sur l'évier de la cuisine; il chantait. De la vodka, du vin, tout l'alcool qui courait dans les veines de Damas convergeait vers le salon d'Ahmad
Le langage naîtrait à ce moment là de la transgression du silence.
Je suis l'écrivain, l'absente. Je n'existe que par des mots consignés sur des lignes, contretemps dans nos partitions archaïques.