Viennent-ils juste pour piller et repartir? Ou viennent-ils en conquérants pour demeurer? Devrons-nous négocier? Ne peut-on pas les raisonner? Pouvons-nous leur parler ou nos paroles glisseront-elles sur leurs oreilles barbares telle la pluie sur les montagnes insensibles?
Sa langue s’enorgueillissait de nombreux verbes sans équivalents simples dans la langue commune. Par exemple : avoir peur de voir le temps passer ; raconter des histoires pour enfants au plus profond de l’hiver ; touiller une certaine sorte de sauce dans une marmite, verbe qui signifie également se vautrer dans la boue, en parlant d’un cochon. Il y a aussi un verbe spécial pour décrire les jeux de lumière sur une chaîne de montagnes au crépuscule, un autre pour signifier, à lui seul, l’apparition, la concrétisation de ces montagnes à l’aube. Ou encore : se sentir mal à l’aise dans un endroit inconnu ; attendre patiemment le printemps. Et ainsi de suite.
Adam est arrivé ici, expliqua l'un des Indiens, Eve est tombée près de La Mecque, Satan à Qûm et le serpent à Ispahan. Cela se comprend, dit Iskandar, Ispahan est plein de tentations, tandis que Qûm est un endroit plutôt décati. Le guide indien poursuivit : Adam était si triste qu'il passa des années à pleurer sur la montagne et de ses larmes sont nées ces plantes amères et ces mauvaises herbes.
À l’école, on l’a obligée à parler la langue commune. Les maîtres lui tapaient sur les poignets si elle s’exprimait mal ou émettait les sons malvenus de sa langue natale. Avec le temps, la salle de séjour a été dominée par la radio, puis par la télé. Elle a perdu sa chambre et gagné celle de son mari. La langue a survécu un peu plus longtemps dans la cuisine, nourrie par le souvenir des aliments. Puis ses sœurs sont mortes. Pendant l’essentiel de sa vie, les enterrements ont été pour elle les seules occasions d’entendre sa langue en dehors de son foyer.
Les langues, comme les humains, perdent leurs dents. Dans son cas, évidemment, une dentition complète ne changera rien. Elle est la dernière, la toute dernière. Après elle, sa langue n’a qu’un avenir fantomatique. Ils sont peu à se rappeler le temps où ses accents rythmés unissaient la vallée et les hautes terres.
On leur apprenait des comptines pour mémoriser le bon emploi du subjonctif et on leur donnait des cours de diction pour la prononciation. En regard de ces règles bien ordonnées, sa propre langue paraissait amorphe, complètement informe. Y avait-il des tournures autorisées et d’autres non ? Elle ne le savait pas.
Les traditions sont inventées pour être réinventées.
Une langue n’est pas vivante si elle n’existe que dans la tête d’une vieille femme, quelle que soit la qualité de ses dents.