Kazumi Yumoto

Je ne sais pas s'il avait vécu comme maman l'avait imaginé, mais Tête-de-mule avait une saleté impeccable. Couvert de la tête aux pieds d'une pellicule de crasse, il paraissait se fondre naturellement dans la lumière tamisée de mars. Je m'étais accroupi comme pour observer des objets ayant échoué sur une plage. Son visage en forme de gomme, mais avec une barbe de trois jours, ses grandes oreilles qui se détachaient, son blouson gris souris trop grand pour lui...
Comme je m'apprêtais à l'interpeller une fois encore, ses yeux troubles s'entrouvrirent. Coassant comme une grenouille en pleine nuit, Tête-de-mule se leva en chancelant. Autour de moi, l'ai du début de printemps vibrait imperceptiblement, et il y flottait une légère odeur de cabillaud.
"Dépêche-toi !" dit Tête-de-mule en me fixant.
Ses yeux brillaient sous ses paupières gonflées. Il avait le menton rentré, la poitrine creusée et les deux poings serrés à hauteur de cuisse. Il se tenait bizarrement, comme un pantin pendu à un crochet. Ses jambes plus écartées que n'étaient larges ses épaules exprimaient de la force et me donnaient l'impression que mon grand-père avait une haute stature.

Maman opina de la tête en me regardant et tendit la main afin d'appuyer sur le bouton pour appeler une infirmière. Mais sa main se figea et ses yeux fixés sur Tête-de-mule brillèrent soudain.
Je vis alors que le visage de Tête-de-mule avait changé. Cela ressemblait beaucoup à cette image lisse, mais un peu sommaire, d'un documentaire scientifique où l'on assisterait en quelques minutes au processus accéléré qui va de la floraison à la fructification. Le visage de Tête-de-mule se métamorphosa à vue d'oeil, devant maman et moi. Combien de temps cela a--t-il duré ? Des cristaux de neige qui fondent sur un gant...Le son du violoncelle émis par un coup d'archet capricieux...Les battements d'ailes d'un oiseau qui s'envole...Après cet infime laps de temps, il était maintenant impossible d'affirmer que son visage avait perdu quelque chose. Ce n'était plus le visage de Tête-de-mule. Les lèvres légèrement ouvertes, les paupières closes, toutes les lignes étaient nettes et ordonnées, comme sur une impeccable statue de bois.
Je crois que, de part et d'autre de Tête-de-mule, maman et moi sommes restés, là, immobiles un moment.
"Ça a été long, murmura maman. Mais repose-toi maintenant."
Puis elle appela l'infirmière.

Il y a des moments dans la vie où savoir admettre un sort défavorable avec dignité est un signe de victoire. (p. 282)

C’est la première fois que je les vois depuis le début des vacances et je suis un peu embarrassé. Il faut dire que ce sont les filles les plus mignonnes de la classe et que la question de savoir laquelle est la plus belle divise les garçons en deux clans. Tajima est toujours bronzée ; elle a de grands yeux en amande, un nez droit, et sa petite bouche a une moue exquise. Elle est très sportive et a même un court de tennis chez elle. Elle dit que son plus grand plaisir est de jouer au tennis avec son père. Sakai, elle, arbore un éternel teint si pâle que le léger duvet sur sa peau brille comme de l’or. Elle est à croquer, comme une pêche de rêve

Plus on vieillit, plus on a de souvenirs. Et quand le propriétaire de tous ces souvenirs disparaît, les souvenirs, eux, continuent peut-être à flotter dans l'atmosphère, se mêlant à la pluie ou imprégnant la terre. Après avoir erré comme des âmes en peine, j'imagine qu'ils se glissent subrepticement dans le coeur de quelqu'un et s'y installent. Peut-être sont-ce aussi des souvenirs clandestins d'une autre vie qui nous jouent des tours quand, arrivant pour la première fois en un endroit, nous avons la sensation étrange d'y être déjà venu. (p. 228)

Soudain, maman releva la tête et je sursautai. Sa peau mate brilla dans la lumière tamisée par le feuillage, ses paupières et ses lèvres gonflaient comme les bourgeons de fleurs dans les pays du Sud. On aurait dit qu'elle se dilatait vers le ciel de mai, avec les arbres qui l'entouraient.
"J'aime beaucoup ce château. C'est un endroit charmant."
Elle plissa les yeux comme dans un éblouissement.

Chaque fois qu'elle voyait un clochard endormi dans la rue, maman disait:" Maintenant Tête-de-mule doit être comme ça" ou:"Oh j'ai eu peur! J'ai cru que c'était Tête-de-mule". J'avais donc déjà aperçu des sortes de bandes-annonces de mon grand-père- encore jamais rencontré- sous un pont, dans un caniveau ou sur les marches de pierre humides d'un escalier menant à un sanctuaire désert.