Culturellement, on ne permet pas aux femmes d'être aussi libres qu'elles le voudraient, car ce serait effrayant, celles qui essaient, on les fuit ou alors on les traite de folle. Les chanteuses qui y vont trop fort n'ont pas tendance à faire long feu, ce sont des saillies, des éclairs, des comètes, comme Janis Joplin ou Billie Holiday. Mais repousser ses limites implique aussi de laisser entrevoir des facettes moins désirables de soi. Au bout du compte, on attend d'une femme qu'elle porte le monde, pas qu'elle le détruise.
[...]quand les gens nous ont demandé, à Thurston et à moi, pourquoi Sonic Youth faisait une musique si dissonante, on a toujours répondu la même chose: notre musique était réaliste, et dynamique, parce que la vie est comme ça, faite d'extrêmes.
Il arrive qu'une autre voix vienne chasser ces pensées; elle me dit qu'il n'y a qu'une seule performance de valable, et c'est celle où on se sent vulnérable tout en dépassant sa zone de confort.
"Toutes les heures, toutes les années passées depuis dans des vans, des bus, des avions et des aéroports, des studios d'enregistrement, des loges, des motels et des hôtels miteux, tout ça n'a été possible que grâce à la musique. Une musique qui n'aurait pu provenir que de la scène artistique bohème propre à New York et à ceux qui l'animaient - Andy Warhol, le Velvet Underground, Allen Ginsberg, John Cage, Glenn Branca, Patti Smith, Television, Richard Hell, Blondie, les Ramones, Lydia Lunch, Philip Glass, Steve Reich et la scène free jazz. Je me souviens de la puissance exaltante des guitares assourdissantes, de la rencontre avec des âmes sœurs et avec l'homme que j'ai fini par épouser, celui que je pensais être l'amour de ma vie.
L'autre soir, en me rendant à un bar karaoké coréen où des habitants de Chinatown et Koreatown côtoient les habituels hipsters du monde de l'art, je suis passéée devant notre ancien appartement du 84, Eldrige Street. J'ai repensé à Dan Graham, l'artiste qui m'a fait connaître une bonne partie de la scène musicale de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt ; il vivait dans l'appartement au dessus du nôtre et a assisté aux prémices de ce qui deviendrait un jour Sonic Youth.
J'ai retrouvé une amie à l'intérieur du bar. Là, il n'y avait pas de scène ; les clients se contentaient de se tenir au milieu de la pièce et, entourés d'écrans vidéos, se mettaient à chanter. L'un d'eux à choisi "Addicted to love", la vieille chanson de Robert Palmer que j'avais reprise en 1989 dans une de ces cabines où on s'enregistrait soi-même et qui a fini sur l'album de Ciccone Youth The Whitey Album. ça aurait pu être marrant de la reprendre en karaoké, mais je n'arrivais pas à décider si j'étais quelqu'un de courageux dans la vie ou si j'étais uniquement capable de chanter sur scène. En ce sens, je n'ai pas changé d'un poil en trente ans."
Les gens paient pour voir d'autres personnes croire en elles.
Une fois sur scène, on ne peut plus se cacher des autres, ni de soi-même d'ailleurs.
En plein coeur de la scène, là où je tiens la basse de Sonic Youth, la musique m'assaille de toutes parts. On ne se sent jamais aussi intensément femme que lorsqu'on observe des gens qui vous regardent.
Personne ne veut perdre son innocence en matière de créativité.