Les Grands Débats - N
comme New York : Manhattan Stories
dimanche 23 septembre 2018 de 14h00 à 15h00
Vivian Gornick - Kristopher Jansma - Pierre Krause
Elle est à elle seule un véritable personnage de roman, un monde en soi, une métropole qui ne s'arrête jamais. Elle nous fascine et habite notre imaginaire, plus que toute autre ville. Que représente cette ville pour nos invités ? Qu'a-t-elle à leurs yeux de si particulier ? Comment écrit-on New York ? Chacune ou chacun possède-t-il sa version personnelle de cette ville ? Itinéraire en compagnie de trois auteurs dont les livres ne pourraient en aucun cas se dérouler ailleurs
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Elle parlait à une femme immense en faisant des gestes en direction d'un tableau interminable représentant des logos de sites Internet aux couleurs vives. Georges l'aimait bien - au moins il était coloré.
- J'ai horreur de Rosenquist, dit la géante.
Irene fit une grimace dans le dos de la femme en disant :
- De toute évidence. Mais c'est pourquoi...
À cet instant, ils entendirent tous les deux un grand rire familier. C'était Jacob, enfin, qui parlait à une vieille dame avec une étole de renard.
- Est-ce que vous l'avez dépecé vous-même ? Les finitions sont incroyables.
- Georges ! chuchota Irene en passant près de lui. C'est la conservatrice du Morrison !
Il ne savait pas ce que c'était, mais il s'en fichait. Il était l'extincteur officiel des incendies allumés par Jacob. Le cocktail de Sara à la main, il se fraya un chemin dans la foule.
Quand il arriva, Jacob était en train d'examiner la fourrure de la femme :
- On voit à peine où les chiens l'ont mordu.
- Où étais-tu Jake ? demanda George, en regardant d'un air désolé la conservatrice âgée, qui en profita pour s'enfuir dans une autre salle.
Et si nos appartements étaient des cercueils, et nos bureaux des pierres tombales, et nos rêves du poison - si tous, nous allions lentement vers la mort - au moins nous nous relevions ensemble des ces épreuves grandioses et terribles.
Il ne s'était jamais rendu compte auparavant à quel point la mort était présente dans les musées. Des tableaux de peintres morts. Des sculptures de gens morts pour toujours et à jamais. Des vases ornementaux, des fauteuils et des miroirs fabriqués par un type mort qui les avait vendus à quelqu'un, qui lui même avait disparu et les avait légués un autre type qui était mort et ainsi de suite jusqu'à ce que le grand musée immortel mette la main sur ces restes. Et chaque aile, chaque banc, chaque vitrine portait le nom d'un mort.
Et si les Grecs avaient raison avec tous leurs dieux ? Des dieux qui tombent du ciel, qui essaient d'arranger les choses, mais qui n'y arrivent pas toujours - qui laissent faire des monstres, qui s'enivrent, qui s'enfuient avec la femme d'un autre dieu, et qui pourtant, de temps autre, arrivent à faire un joli miracle. Je pense que nous avons besoin de plus de dieux. Voilà ce que je pense. Un seul ne suffit pas.
Le cancer d'Irene avait progressé de la phase un à la phase deux, ce qui signifiait que la tumeur initiale avait envoyé des factions à la conquête de nouveaux territoires. Il était descendu vers les flancs de la montagne et la vallée de son coude. Mais il n'avait pas encore conquis les ports. Les ganglions lymphatiques, qui sillonnaient son corps, restaient insoumis. Si seulement il pouvait l'écrire, d'une façon ou d'une autre. Si seulement ils étaient des mots sur le papier, et non pas des maux dans le corps d'Irene.
En temps normal, George se serait écrasé. Impossible de pousser Jacob à s'excuser. C'était sa nature, point barre. Mais George avait mal au crâne et il savait que plus rien ne le séparait de l'inévitable soirée à déblayer la maison d'un autre.
- Tu sais, tu ne recevras pas de médaille sur ton lit de mort pour avoir eu raison le plus souvent. Tu te retrouveras seul parce que tous ceux qui t'ont aimé un jour n'auront pas supporté ton étalage de supériorité.
Plus personne ne cherchait à contredire Jacob, mais il était lancé et ne pouvait plus s'arrêter.
- L'art te fait sentir des choses que personne ne t'a jamais appris à ressentir, parce que tu ressens ce qu'un inconnu a ressenti quand il, ou encore mieux elle, l'a créé. Tu le vis par procuration. Il te fait aimer de l'intérieur du cœur d'un autre et haïr avec le fiel des tripes d'un autre. Il est la seule chose sur cette planète qui puisse nous faire quitter la petitesse pathétique de notre état de poussière et non seulement nous projeter, mais nous faire devenir quelqu'un d'autre. Il faut qu'il soit métaphorique, sinon il n'est qu'un putain d'écran de télé.
Pas à pas, il la guida vers le hall d'entrée et la sortie, en espérant que tout le monde les prendrait pour deux amoureux enlacés. Il voulait désespérement, pour elle, qu'elle sorte du musée sur ses deux pieds, avec sa dignité intacte. Ils sortirent dans la chaleur accablante. La foule piétinait devant eux, les poussait par-derrière. La circulation roulait au pas sur la Cinquième Avenue. Tout ce qu'il fallait, c'était qu'Irène parvienne au bas des marches et qu'il puisse la mettre dans un taxi.
Il passa son bras libre derrière ses genoux moites et il la souleva. Elle était plus légère qu'un cartable d'écolier. Une marche à la fois, d'un pas lent et régulier, il descendit l'escalier en portant Irène dans ses bras.
_ Hé ! cria quelqu'un. Ces jeunes tourtereaux viennent de se marier.
A chaque marche, de plus en plus de gens se retournaient et brandissaient un téléphone pour prendre une photo des jeunes mariés. Jacob regarda sa prétendue jeune mariée, cheveux blonds flottant sur son visage, les yeux dardés vers lui : apeurés, épuisés, résignés, indignés, confus. En bas, sur le trottoir, la foule s'écarta et applaudit sur leur passage. Irène se redressa et embrassa la joue piquante et collante de sueur de Jacob. Un taxi s'arrêta le long du trottoir et le chauffeur se précipita pour venir leur ouvrir la porte. Jacob déposa une Irène radieuse sur le cuir frais de la banquette, dans l'air délicieusement conditionné. Elle posa ses mains jointes sur sa poitrine en sueur.
_ On va où, les amoureux ? demanda le chauffeur.
_ Mount Sinaï Hospital, et le plus vite possible, répondit Jacob.
La littérature n'est qu'un moyen de nous faire comprendre les luttes humaines.
Le Dr Zarrani tendit sa main, par-dessus le dossier ouvert, au travers de la table, et Irene la serra.
- Nous allons commencer dans une semaine. Ça peut prendre quelques heures. Venez accompagnée, la prochaine fois.
- Je ne suis pas proche de ma famille, se justifia Irene. En fait, je suis partie de chez mes parents à seize ans, et je ne leur ai pas parlé depuis. Mais ne vous inquiétez pas. Je peux gérer ça toute seule.
Le Dr Zarrani secoua la tête lentement, et Irene ne put échapper à son regard désapprobateur.
- Je suis désolée, Mme Richmond, mais j'ai vu des commandos de marine qui ne pouvaient pas gérer ça tout seuls. Vous allez avoir besoin de soutien. Il faudra vous accompagner à vos traitements puis vous ramener chez vous. Vous allez vous sentir malade tout le temps. Il faudra que quelqu'un vous fasse manger parce que vous ne voudrez plus manger. Vous allez avoir besoin de faire des démarches, de remplir des formulaires d'assurance maladie et d'avoir du linge propre. Vous avez vu ces films sur Lifetime avec des petits enfants adorables et de jolies femmes toujours courageuses et stoïques. Il leur arrive de vomir, de perdre leur cheveux, de maigrir..., mais ce n'est rien. Ce n'est que le début. Ecoutez-moi. Vous allez devoir mener une guerre contre votre propre corps. Il n'y a pas d'autre image pour le décrire.
Irene sentait chaque fibre de son corps, malade ou saine, se tordre de peur. Que savait-elle de la guerre ? Métaphoriquement ou autre.