On ne peut rien contre l’espoir. C’est plus fort que tout. Ils en débordent. Ils n’ont plus que ça. Et ça les tient debout, plus sûrement que s’ils devaient se hisser sur la pointe des pieds, bras et muscles du dos tendus à se rompre pour décrocher d’un arbre un fruit inaccessible.
Il y a des choses dont je vais parler. Mais avec prudence. Parce que chaque mot en libère un autre. Un mot ne vient jamais seul. Il est poussé par les autres. Et ça fait comme une poche de gaz sur le point d'éclater. On ne sait rien des mots avant de les sentir exploser à la surface de soi.
À force de se préparer au pire, il finit bien sûr toujours par arriver.
Désormais, seules la faim et la soif sont les baromètres de mon existence. Ressentir l'une ou l'autre me prouve que mon sang pulse encore dans mes artères, que je suis encore en vie.
Les blouses blanches réclament toujours des précisions, des explications, et gardent pour elles les interprétations qu'elles font sur votre dos.
Des hommes, en uniforme ceux-là, les encerclent autour du parc en face de la mairie. L'évacuation intervient dans la soirée. Paul va nous revenir, même déçu. Il n'a pas le choix. Sa nouvelle famille est en voie d'extinction. Les forces de l'ordre poussent dans le dos, donnent des coups de pieds dans les tibias pour que ça accélère, des coups de matraque sur les épaules, aspergent de gaz lacrymogène les plus récalcitrants, aspergent d'essence les effets personnels, font aboyer les chiens. Il ne faut que quelques minutes pour croire qu'il ne reste plus aucune trace.
Matthieu me ramène chez moi. Que peut-il comprendre à tout ça ? A lui non plus Paul ne donne aucune nouvelle. "Tu es certaine que c'est lui ? Tu as pu te tromper ?" Je ne répond pas. Comme si une mère pouvait ne pas reconnaître la chair de sa chair ?
Pendant plusieurs mois notre téléphone a été mis sur écoute. La police me l'explique : "Votre fils apporte son aide aux migrants. C'est un délit."
Que cette horde de crève-la-faim s’étouffe avec ses coquillettes ! C’est ce qui me vient à l’esprit quand la tête me tourne. J’aime mieux l’ennui à crever de notre cul-de-sac à cette malédiction. Je me fais passer pour une bénévole au grand cœur et je cherche Paul dans les lieux de distribution des repas. Est-ce que mon fils leur prépare à manger ? C’est ce que je soupçonne quand j’ai l’idée d’intégrer une équipe, après avoir menti sur mes motivations à aider mon prochain. Je vais retrouver Paul. J’en suis certaine. J’interroge. Je montre sa photo. J’intègre d’autres équipes, je vais dans d’autres lieux de distribution. En vain.
Les jours sont plus doux, le soleil moins ardent. Je muselle la louve en moi. Je me répète : attends ! Sois patiente ! C'est l'impatience qui ruine ta vie. Et avec elle le désir et la peur.