Laurie Halse Anderson ""The Impossible Knife of Memory"
Je ne me polluerai pas les intestins de Myrtille-Pops, de muffins ou de morceaux râpeux de pain grillé. Saletés et erreurs d'hier ont été éliminées. A l'intérieur, je suis rose et brillante, propre. Le vide, c'est bien. Le vide, c'est une force.
La fille dont la vitrine me renvoie le reflet a des poinsettias qui lui sortent du ventre et de la tête. Elle a l'air d'une saucisse boudinée avec des manches à balai en guise de jambes, des bras en brindilles et un visage effacé à la gomme. Je sais que c'est moi, pourtant ce n'est pas moi, pas la vraie moi. Je ne sais pas à quoi je ressemble. J'ai perdu la faculté de me voir.
Quand j'étais en Sixième, ma mère m' a acheté tout un tas de bouquins sur la puberté et l' adolescence pour que je puisse me faire une idée de la transformation " merveilleuse" , " naturelle" et "miraculeuse "que j'étais en train de subir. Un tas de conneries, oui.
Je file les brins de soie de mon histoire, je tisse la trame de mon monde. La minuscule danseuse elfe s'était changée en poupée de bois dont les ficelles étaient tirées par des gens qui ne faisaient pas attention à elle. Alors je suis partie en vrille. Manger était dur. Respirer était dur. Mais le pire, c'était de vivre.
Je voulais avaler les graines amères de l'oubli.
Je me suis fait choper.
Papa et Maman ont déboulé, côte à côte pour une fois, soulagés que je ne sois pas morte. Une infirmière a tendu mon dossier à ma mère. Elle l'a lu tout en expliquant le désastre à mon père, suite à quoi ils se sont disputés , genre coulée de boue se déversant sur les draps antiseptiques jusque dans le couloir. J'étais stressée/surmenée/folle /non - en manque d'attention/non - en manque de discipline/en manque de repos/ta faute/ta faute/faute/faute… Ce corps minuscule et squelettique est devenu l'otage de leur guerre.
De quoi ai-je peur ? pourquoi n'ai-je même pas envie d'aller mieux ? Quand suis-je moi et comment le savoir ? Et qui serais-je si je faisais ce qu'ils voulaient ?
J' ai déjà été un arbre dans une pièce de théâtre en CE1, parce que je ne valais rien comme mouton. Je devais rester debout, les bras écartés en guise de branches, et ma tête qui dodelinait dans la brise. J'ai eu des crampes au bras. Je doute qu'on ordonne un jour à un arbre : " Sois une ado complétement paumée".
"Voilà le sac d’os", murmurent les garçons dans les couloirs.
"Donne-nous ton secret", chuchotent les filles depuis la cabine voisine, aux toilettes.
Je suis cette fille-là.
Je suis l’espace entre mes cuisses, là où la lumière passe.
Je suis l’assistante bibliothécaire qui se planque au rayon fantasy.
Je suis le monstre de foire figé dans la cire. Je suis les os qu'ils convoitent, suspendus à un montant en porcelaine.
Dès que je m’approche, ils reculent. Les caméras dans leurs orbites enregistrent le bouton sur mon menton, la pluie dans mes yeux, l’eau bleue qui coule sous ma peau. Ils captent le moindre son avec leurs micros-cravates. Ils veulent m’attirer à l’intérieur d’eaux, mais ils ont peur.
Je suis contagieuse.
La nourriture, c'est la vie. Et c'est bien là le problème. Quand on est vivant, les gens peuvent nous faire du mal. Il est plus facile de se réfugier dans une cage en os.
Ce n'est pas parce que j'ai mis tout ça dans mon assiette que je dois le manger. Je suis assez forte (les pommes de terres sentent si bon) sois forte, vide, vide (les pommes de terre sentent) forte/vide/forte/respire/fait semblant/ tiens bon.