On n’abandonne pas son enfant comme ça, voyons ! On le protège, on l’aime, on le chérit, mais on ne le lâche pas dans la nature ! C’était ainsi que les Grands agissaient ? Notre société était vraiment un monde de lions affamés dans lequel les adultes ne se préoccupaient même pas du sort de leurs enfants !
Non, ce n’était pas un monde, c’était l’enfer sur Terre !
Je me suis endormie sans trop m’en rendre compte, sans doute assommée par les médicaments que l’on m’avait administrés. Apparemment, de la morphine, selon Maman. Une dose suffisante pour calmer la douleur, du moins physique. Mais pas la douleur morale. J’avais tout perdu. En une fraction de seconde, cet homme m’avait tout enlevé : mes espoirs, mes rêves…
Mes larmes se sont remises à couler. Jamais je ne pourrais m’en remettre. La course, c’était ma vie. Et là, on me l’avait retirée avec une telle brutalité… Jamais je n’avais ressenti une telle douleur au cœur, un si puissant mal-être. Je n’avais plus envie de vivre. Je voulais qu’on me laisse disparaître de ce monde à tout jamais. À quoi bon continuer quand on était traités comme des esclaves, voire pire ?
Ah, l’égalité… J’aimerais bien connaître le sens réel de ce mot. Car à mon époque, ça ne voulait rien dire. Le monde était de nouveau divisé en différentes classes.
Il y avait d’abord la classe la plus pauvre, sans travail, sans abri aussi, obligée de travailler dans les mines ou en se prostituant. Eh oui, le travail dans les mines était de retour ! On les avait découvertes profondément enfouies dans le Massif Central et surtout près de la Côte d’Azur, il a y plus ou moins vingt ans. Et le Président avait jugé bon de les exploiter, même si c’était vraiment très dangereux ! Pour lui, c’était de nouveaux emplois. On ne voulait pas de fainéants en France, alors autant donner du travail à ceux qui n’en avaient pas, quitte à les laisser mourir d’épuisement
Enfin, il y avait Eux, les Grands, les riches de notre pays, une minorité, mais bien présente. Les politiciens, leurs conseillers et les familles de militaires en formaient la très grosse majorité. Pourquoi eux ? Je n’en savais rien du tout. Ils vivaient dans de grandes maisons, se vautraient dans le luxe, ne fréquentaient pas les mêmes écoles que nous. Leurs établissements étaient meilleurs que les nôtres, ils accueillaient l’élite, l’avenir du pays. Tout le monde les enviait ! Chuter des Grands à la classe moyenne, ça se voyait de temps en temps, mais monter chez les Grands, c’était quasiment impossible. C’était une caste fermée et centrée sur son petit nombril. Tout tournait autour d’eux.
Prendre quelqu’un dans ses bras n’était permis qu’au sein d’un couple ou entre membres d’une même famille. Les petites caresses étaient autorisées. En revanche, se tenir par la main était très mal vu, surtout si on n’était pas enregistrés en tant que couple, qu’il soit hétéro ou homosexuel. Dans notre société, l’homosexualité n’était pas interdite mais restait toujours mal perçue et les couples gays étaient maltraités de manière assez horrible. En somme, un couple ne pouvait s’enlacer que s’il était enregistré, sinon c’était illégal. Si on avait le malheur de s’embrasser – ou pire – sans en avoir l’autorisation, c’était l’amende assurée !
Les classes moyennes avaient un travail, avaient accès à l’éducation et essayaient de survivre. En général, ces personnes exerçaient des métiers de service, comme serveurs, profs ou médecins… Eh oui, médecin aussi. Maman m’avait raconté quand j’étais petite que ce métier était considéré dans le passé comme prestigieux et très bien payé. J’avais un peu de mal à y croire car la maladie et la crasse, ça n’avait rien d’attirant. En plus, le salaire était moyen, voire médiocre. À Paris, ça allait encore. Mais on peinait tout de même à s’en sortir.
En regardant l’Histoire, on régressait de plus en plus vers le Moyen-Âge et ça faisait peur ! L’écologie aussi avait été bouleversée. L’homme avait trop exploité la planète et celle-ci reprenait ses droits. Je m’extasiais souvent sur les photos de la Tour Eiffel, si belle, si fière, si grise… Aujourd’hui, elle n’était plus que l’ombre d’elle-même. Le lierre avait envahi la ferraille et la rendait complètement verte ! Je me demandais si la rouille ne commençait pas à la ronger. Elle est constituée de fer, non ?
Le sentiment d’affection que l’on pouvait ressentir les uns pour les autres s’était perdu dans les méandres du temps et du pouvoir, si bien qu’on était obligés de le réprimer. C’était d’une tristesse… On n’avait plus le droit de montrer à quelqu’un qu’on l’appréciait ou qu’on l’aimait. Il fallait tout dissimuler.
Au final, j’étais seule dans ma galère. C’était toujours la même chose, il ne fallait attendre d’aide de personne, pas même de ceux que l’on pensait être ses amis. C’était dur à encaisser mais il fallait que je fasse avec. Je le comprenais, malgré tout.
Marre de l’école. Marre de toutes ces filles qui se pavanaient en jeans taille basse et avec un décolleté à faire pâlir les actrices pornos. Je voulais sortir de là et vite. Je supportais de moins en moins cette ambiance.