Moins chanceuse que l’aveugle fut une jeune femme du village : elle souffrait d’une maladie incurable, n’en avait plus pour bien longtemps, aussi son mari jugea-t-il peu raisonnable de la transporter. Informée de la décision de son époux, l’intéressée n’émit pas un mot de plainte : à ses yeux, toute vie, si longue qu’elle fût, devait se terminer par la mort, un peu plus tôt, un peu plus tard, peu importait le moment ! Cependant, elle exprima avec force une ultime volonté : qu’on ne la laisse point enfermée dans la maison mais seulement qu’on lui fasse son lit dehors afin qu’elle soit aux premières loges quand l’inondation arriverait, qu’elle en juge de ses propres yeux. (…) Elle n’eut pas une larme mais, avec la dernière énergie d’un ultime sourire, elle exhorta mari et gosses à ficher le camp : « Partez vite ! Vous faites pas de souci pour moi…
Le cortège funèbre ne s’était pas encore ébranlé, il suffisait donc d’attendre un peu pour que les musiciens recommencent à jouer. En attendant, elle ne pouvait s’empêcher de fixer les lèvres du jeune joueur de suona, en se demandant quel pouvait être le son de sa voix. Dans son esprit, ce devait être un son très proche de celui du suona, quelque chose comme le long chant d’un cygne. Le jeune musicien, cependant, ne disait rien. Mais cela n’avait pas d’importance, aux yeux de Gaoni, la bouche du jeune garçon était très spéciale, et très belle. Sans doute parce que ses lèvres devaient fournir de longues périodes d’efforts, elles avaient développé leurs muscles et étaient d’un rouge écarlate ; toute la bouche donnait ainsi une impression de robustesse et de force. On aurait dit que, si l’on touchait cette bouche du doigt, sous la pression, elle produirait d’elle-même de la musique.