- Votre fille vous en veut ?
- Cela lui passera. On n'est jamais définitivement brouillé avec ses parents tant qu'ils ont quelque bien. C'est seulement lorsqu'ils se sont dépouillés qu'on commence à trouver qu'ils exagèrent, qu'ils vivent trop vieux, qu'ils y mettent de l'indiscrétion.
On a des amis quand on a vingt ans, quand on est tous plus ou moins sur la même ligne de départ. Mais à quarante ans on n'a plus que des relations. Il faut attendre l'âge de la retraite, et que chacun ne puisse plus rien changer à sa ligne d'arrivée, pour retrouver des amis.
- Vous n'avez jamais regardé des yeux d'enfant pour parler ainsi.
- C'est ce qui vous trompe. Et ce que j'y ai vu, dans ces yeux d'enfants, c'est ce qu'on peut voir dans un regard adulte, en moins achevé, en moins définitif. Ne me parlez pas d'innocence. Il n'y a pas plus roublard, plus cruel, plus violent, plus instinctivement possessif et menteur qu'un enfant. Songez aux terrifiantes colères des nourrissons, et à leurs gazouillements prometteurs pour peu qu'ils souhaitent obtenir quelque chose. Voyez la manière dont ils se saisissent de tout ce qui passe à leur portée et la férocité gratuite qu'ils mettent à détruire, à pétrir, à rendre méconnaissable ce dont ils se sont emparés.
- C'est vous qui êtes féroce !
- Il faut que ceux qui pénètrent dans votre bureau se sentent comme agressées, m'avait dit mon décorateur.
- Ah oui ? Pourquoi ?
- Le choc est indispensable si l'on veut créer une impression de chute libre.
A quoi j'avais répondu :
- La chute ne sera pas seulement une impression pour le malheureux qui prétendait s'asseoir sur un de vos sièges. Enlevez-moi tout ce fatras futuriste. Faites crépir les murs dans le ton que je vous ai indiqué, je m'occupe du reste.
-Vous aurez des regrets.
- Tant pis, je m'en accommoderai.
Les paroles que j'avais prononcés quelques semaines plus tôt, alors que je logeais dans le petit flat de mon ami Pierre, me revinrent aux lèvres : "Que fait-on lorsqu'on se sent incapable de rien faire ?" La réponse semblait toute simple : rien. Mais ce rien était lourd de signification car, à moins de se tuer, personne ne peut se gommer de la vie.
Je n’aime pas les salons d’ensemble. J’estime qu’à réunir des oeuvres de disciplines différentes, on ne risque que de les desservir. Lorsque les factures s’opposent, elles mettent surtout évidence leurs défauts respectifs. La critique s’y perd et, par mesure de prudence, s’en tient à des généralités qui mécontentent tout le monde.
Hélas, depuis la mort de Marie, un courrier auquel il me répugne de répondre s'y amoncelle : sincères condoléances...nous avons appris avec consternation... croyez qu'il nous en coûte...
Combien ? La valeur d'un timbre de poste ?
Préface de l'éditrice :
Elle recherche l'élargissement. C'est d'ailleurs ce qu'elle attend d'un roman : qu'il "élargisse son champs de vision", comme elle le dira plus tard dans une interview donnée à Frédéric Kiesel.
On ne ressuscite pas le passé. On le regrette, ou on le renie.