Suite des Poèmes intimes de Louis Emié.
L'alphabet
Aloès
Dans la muette survivance
D'un aloès, mille serpents
Tentent de mordre le silence
Dans ce désert où tu m'entends.
Baigneuse
Baigneuse, le fourmillement
De la mer dans ta chevelure
immobilise le moment
Que sa fuite en nous transfigure...
Ciel
Le ciel, pour être à tout le monde
N’a pas besoin de se donner :
Terre, oublierais-tu d’être ronde
S’il te fallait l’emprisonner ?
Désert
Le désert de cette journée
A celui du monde est pareil
Mais ton âme à lui condamnée
Tourne autour d’un autre soleil.
[..............]
LA NUIT N'EST PLUS
La nuit n’est plus… Sur les temps de misère,
Couleur de faim, de froid, de désespoir,
Lorsque ma mort poussait dans l’abattoir,
France, le cri de ta chair prisonnière,
Voici l’aurore, et la Sainte lumière
Sur tous ceux-là qui marchaient dans le noir,
Et qui devaient, amour, pour la revoir,
Ouvrir dans l’ombre un regard sans paupière.
Le jeune monde est aux pieds de ta croix,
France, et ton nom réveille en lui sa voix,
Et décloué, son corps sur lui rayonne,
Ce nom, ce corps, identique clarté
Que le ciel même ajoute à ce qu’il donne
Honneur de l’homme et pain de liberté.
Ecrit le matin de la Saint Louis, 1944.
LA ROSE DES MERS
V.
Pour avoir déchiffré les signes que l’orage
Suspendait à ces branches folles de l’éclair,
Nous devons arracher nos corps à cette chair
Et la jeter, muette, aux remous du naufrage.
Dans l’exil absolu de ce double rivage
Qui fige entre nous deux et la vague et la mer,
Notre île a dispersé sa forme, et son désert
N’est plus que flamme éteinte et long souffle sans âge.
— Cieux promis à l’amour, frères d’une contrée
Tremblante au fond des yeux qui l’avaient ignorée,
Surprendrez-vous ici l’irréelle parole
Qui révèle aux vivants la sentence des morts ?
— Elle tourne, silence, autour de ta corolle
Et cherche avec ta bouche un baiser sans remords.
Un arbre noir, au défaut de la route,
Brûlé, tordu, tremblant d’un bras sans main,
Depuis mille ans espère, prie, écoute
Les voix qu’il prête aux dormeurs du ravin…
Depuis mille ans, dans le ciel immobile
Il fait encor le tour de l’univers
Et ne connaît de ces formes d’argile
Que ce visage mort, les yeux ouverts…
Où donc est-il, ce temps de haute gloire,
Quand de son souffle exhalant tout amour,
Il possédait mille flammes pour croire
Et mille cieux pour soulever le jour?…
Il n’est d’autre île dans ton âme
Qu’obsède un espoir sans espoir
Que celle, flamme entre la flamme,
Que tu découvres sans la voir.
[Ile]
INVENTION DE L'AMOUR
Ici et là , partout et même
Où n'étant plus , tu es encor'
Je te découvre et te ramène
Dans l'ombre étroite de ton corps
Tu peux perdre ici la présence
Et disperser ton mouvement
Dans ta forme qui recommence
J'immobilise mon tourment
Tu n'es plus ce nom , ce visage
Cette colère , cette loi
Tu conduis dans mon paysage
La saison qui n'aime que toi
Je n'existe plus si je doute
Ombre vive aux bras transparents
Et si tu parles , je n'écoute
Que le silence où je m'entends
La nuit voudrait changer d’étoiles
Comme toi qui changes de ciel
À mesure que tu dévoiles
Dans l’ombre un visage irréel.
[Nuit]
Un oiseau chantait dans les branches
Et les branches pleines d’oiseaux
Faisaient gémir des ombres blanches
Dans la musique des roseaux.
[Oiseau]
Au bord du crépuscule, à l’heure
où le jour chante à demi voix,
où ni le jour, où ni la nuit
ne peuvent se départager,
à l’heure où l’on ne sait plus rien
du dieu que l’on fut par hasard,
à l’heure même où l’on hésite
à croire que l’on s’est trahi,
– à l’ombre de mon ombre, un ange,
le plus beau qui se puisse voir,
un ange de toute blancheur,
– ange de neige, ange d’hiver –
est venu soudain murmurer
mon nom, dans l’ombre que j’étais.
C’était l’heure du crépuscule,
où l’on prend peur, où l’on hésite
à croire que l’on fut, un jour,
celui qui voulut nous survivre.
Il fallait cette solitude
du jour qui chante à demi-voix,
cette minute, ce silence
où, d’un côté, le jour s’égare,
où, de l’autre, la nuit attend.
Mais lorsque l’ange eut dit mon nom
il ne fit plus ni nuit ni jour;
tout avait changé de couleur,
tout revenait d’un autre monde
– d’un monde où l’on est sans regard,
où la main n’est plus une main,
où l’ombre ne cherche plus l’ombre
pour devenir ce qu’elle était.
L’ange avait replié ses ailes
pour ressembler à tout le monde;
il les tenait entre ses bras:
elles eussent pu s’envoler.
Il mettait ses pas dans les miens,
et ses pas étaient de silence,
d’un silence de jour de neige
quand c’était un soir de printemps.
Le bel ange blanc, dans mon ombre,
ne laissait briller sous ses pas
qu’un long sillage d’ombres blanches.
…
Écume
Une vague expire et, d’écume,
Tisse et peuple son blanc linceul
Mais le soleil qui la consume
Meurt deux fois de mourir tout seul.
Fantôme
Le même fantôme s’avance
Dans la forme où tu m’apparais
Lorsque, avec ton cœur, ton enfance
Appréhende en lui tes secrets.
Grotte
La grotte de ma solitude
A la transparence de l’air
Mais est-ce moi qu’elle dénude
Dans les profondeurs de la mer ?
Horizon
De l’autre côté de la ligne
Qui décapite l’horizon
Une sirène me fait signe :
Je n’ai pas choisi ma prison…