De temps en temps nous étions chassés par des croiseurs anglais de haut bord, et il nous fallait prendre chasse devant eux ; ce qui humiliait un peu notre amour-propre national : nous nous consolions en songeant que notre métier était de combattre pour la fortune, non pour la gloire.
Au reste, la Confiance marchait d’une façon tellement supérieure, que nous éprouvions même dans notre fuite un certain sentiment d’orgueil en nous voyant éviter aussi facilement les Anglais ; l’idée du désappointement et de la colère que devait leur faire éprouver l’inutilité de leurs efforts chatouillait agréablement la haine que nous leur portions.
Ce dernier prétendait que les Français, ce qui au reste était assez vrai pour Surcouf, ne se battaient jamais que pour de l’argent, tandis que les Anglais, disait-il, ne combattaient que pour l’honneur et pour la gloire !
— Eh bien ! Qu’est-ce que cela prouve, lui répondit le Malouin, sinon une chose, que nous combattons chacun pour acquérir ce qui nous manque ?
Aussi, je l’avoue, j’en suis à douter parfois de mon intelligence lorsque je vois les Anglais s’apitoyer sur le sort de l’émir Abd el-Kader, traité si royalement par la France dont il a tué les enfants ! Je me demande alors, en jetant un long et douloureux regard dans mon passé et en voyant se dresser devant moi tous ces affreux souvenirs de ma captivité, je me demande, dis-je, si je ne rêve pas, si ce sont bien les Anglais qui osent aujourd’hui nous accuser de cruauté par cela seul que nous retenons un tigre dans sa cage !… Le fait est qu’il y a parfois des impudences si grandioses qu’elles atteignent au sublime, et font douter aux gens de bon sens et de raison.
Entre gens de mer, on le sait, la connaissance est bientôt faite.
Le mari peut vendre sa femme et ses enfants quand bon lui semble ; quant à la femme, elle ne peut se défaire que de ses enfants ; son époux échappe à sa tendresse.
Un hourra salue cette heureuse réussite , car à présent que le combat est un fait décidé , inévitable, nos hommes ne songent plus à leures rêves, à leurs projet; ils ne pensent qu'à se montrer dignes de l'Hermite et à se venger sur les Anglais des malheurs de notre croisière.
Après une traversée de dix semaines, le Ramillies entra dans la rade de Portsmouth. Le lendemain même, le 15 mai 1806, je fus transféré, avec une partie de mes compagnons d’infortune, sur le ponton le Protée.
Un ponton, personne ne l’ignore, est un vieux vaisseau démâté, à deux ou trois ponts, qui, retenu par des amarres, présente presque l’immobilité d’un édifice de pierre.
Je ressens encore l’impression pénible que me causa la première vue du Protée : ancré à la file de huit autres prisons flottantes, à l’entrée de la rivière de Portchester, sa masse noire et informe ressemblait assez, de loin, à un immense sarcophage.
"Si ça avait été des honnêtes gens, ils auraient commencé par se cogner avec moi, et nous nous serions expliqués proprement ensuite..." p 192
J’étais, quant à moi, quoique la vie nomade et aventureuse que j’avais menée jusqu’à ce jour m’eût donné assez d’assurance, fort embarrassé de ma contenance. Je m’informai de la place où je devais mettre mon hamac, et l’on me désigna, en ma qualité de nouveau venu, l’endroit le plus obscur et le moins aéré de la batterie.
Quelle affreuse impression je ressentis lorsque conduit, entre une haie de soldats, sur le pont, je me trouvai brutalement jeté au milieu de la misérable et hideuse population du Protée !