Portrait de graphiste freelance: Lucie Baratte au Mutualab à Lille
Les étagères se prolongeaient vers l'arrière, créant un labyrinthe de panneaux et d'alcôves tapissés d'ouvrages protéiformes, du livre illustré au manuscrit ancien, du volume au codex, de l'in-duodecimo au double-éléphant-folio, enfin, sur le côté, des escaliers en colimaçon menaient aux rayonnages supérieurs qui perdaient le regard du spectateur dans la foule des dos de cuir.
Il était une fois un conte obscurci, englouti par un océan de ténèbres, qui gisait tout au fond du foyer des histoires, étouffé en secret sous le gris de la cendre. Silencieux dans le noir plein de froid. Depuis le brouillard insaisissable de la nuit, voguant dans la brume, à travers le labyrinthe du Temps, une formule enchantée, plus légère qu’un flocon de poussière, se frayait pourtant un chemin jusqu’à l’oreille des dormeurs. Son murmure dansait dans les courants d’air. Sa voix bruissait dans le vent. Elle se mêlait aux frissoulis des feuillages blêmes et aux pépiements des oiseaux accrochés à la tristesse du ciel. Elle portait avec elle sa magie ancestrale : le pouvoir d’invoquer celui qu’on avait abandonné. Le murmure glissait à tous les souffles son incantation répétée, inlassablement. Ça faisait :
Il était une fois…
Il était une fois…
Il était une fois…
Extrait du prologue
Il était une fois un conte né des profondeurs caverneuses de l’humanité. Engendré d’un mythe dévoyé à la force du songe.
Une protestation s'échappait de ses tripes, elle réfutait tout ce que cet homme était, elle refusait en bloc ce qu'il voulait faire accroire, avec sa voix de séducteur, avec sa voix de pervers meurtrier, avec sa voix sage de mari, celui que son père lui avait assigné et qu'elle s'était même résignée à accepter.
Il était une fois une clef qui avait le pouvoir de révéler l’indicible.
Il était une fois un conte né des profondeurs caverneuses de l’humanité. Engendré d’un mythe dévoyé à la force du songe.
Le jour s'était levé, pâle comme la grippe. Il se traînait comme s'il avait voulu rester couché. Le vaste ciel, malade d'ennui, s'apprêtait à effilocher des nuages épars jusqu'au soir.
Il était une fois une vieille légende oubliée, celle d’une belle ensorcelée, mi-femme en robe de soie le jour, amoureuse malheureuse et trompée, mi-panthère en robe d’ombre la nuit, traquée, poignardée et dépecée. Sa peau avait été réduite en couvre-lit pour le confort d’une chambre de reine. Ses os brûlés et broyés en poudre pour servir de pigment afin de saisir en peinture le souvenir de ce trophée. Une panthère, dans son cadre de bois verni, qui contenait sa rage depuis des millénaires. Son corps était figé dans la puissance et la grâce, mais son regard bestial n’avait rien perdu de son aplomb.
Dans la bibliothèque, notre jeune reine oubliait peu à peu la détresse qui s'était logée dans son cœur. Les cloisons se fissuraient, l'immensité de l'Univers s'ouvrait à elle à travers des mots assemblés pour lui fournir informations ou divertissements. Elle s'accrochait à l'espérance d'y trouver le repos de son âme. Les réponses à ces questions qu'elle n'osait formuler, celles qui font chavirer les convictions et bousculent les arrangements passés avec la réalité. Derrière les caractères d'imprimerie et les lettrines peintes, Eugénie avait entraperçu un interstice plein de promesses et de liberté. Elle y passait donc ses journées entières.
Il était une fois un château de granit noir. Il se dressait avec majesté sur une île désolée, muet comme un tombeau, sourd comme la neige. Ses blocs de pierre portaient en eux la folie d’un architecte malade. Sa roche antédiluvienne, le sang séché de ceux qui avaient péri à le bâtir. Un château aux murs épais, contre lesquels d’infimes murmures s’étiolaient dans le soir.