Gadji ! de Lucie Land sur SOIR 3
N’empêche, ici, j’étais ce que j’étais, un peu comme les autres et un peu différente, et apparemment, j’avais le droit. Mais tous les Paris du monde ne valaient pas mon clan. […] Autour de moi, tout le monde ou presque avait oublié dans quel marigot j’avais poussé. Seuls quelques professeurs, dont les plus sceptiques du début, étaient devenus particulièrement attentifs et prévenants, presque trop – je n’étais pas malade, tout de même. Mon enfance avait par moments le poids d’un sac de cailloux, et à d’autres, celui d’une fleur sur un chapeau.
J’ai grandi comme on respire, sans trop y penser, sans qu’on pense trop à moi non plus, à part mon père.
- Parce que tous les autres, à part toi et moi, ce sont des Rroms d'ici, des Manouches, si tu préfères.
Mince, j'avais entendu parler des Manouches, on m'avait dit qu'ils vivaient en caravane. Méconnaissables, ceux-là, et éducadaptés par-dessus le marché. encore plus incognito que moi. J'avoue, j'étais eue. Douze millions de Rroms... selon les dires de Zsuzsa. En voilà en tous cas une poignée. Mais combien de docteurs ? D'architectes ? Combien de rétameurs ? De recycleurs ? Combien d'enfants parmi ces douze millions ?
• Un jour, je serai quelqu’un et on me suppliera d’accepter ce modeste titre de séjour ad vitam Moi, je danserai bien sûr et je remercierai.
Après quelques heures de leçon pour mes frères et de rumination pour moi, je rentrais et palpais la lente retombée de fièvre dans le salon surchauffé. A eux les palpitations, l'euphorie et le chemin de croix, à moi ces foutues lettres insensées mais, j'étais prête à le jurer, je saurais lire avant qu'ils ne sachent chanter !
Les mystères en pattes de mouche régulières commençaient à m'obséder, j'en avais compté vingt-six. je savais les reconnaître, les dessiner, je m'étais entraînée au début avec la buée sur la vitre du wagon de Lili, mais je ne savais pas comment les faire sonner. La nuit, dans mes rêves de papier, les lettres accrochées en de petits wagons interchangeables galopaient sur les rails. (p.56)
Une Terrienne assise par terre vend des objets à la sauvette. Elle te tend la main : tu te baisses et lui la serres. Elle est pleine de couleurs, du carmin, du jaune, du cyan... Tu prends le risque de te bousiller les rétines, tant pis. Éblouissante, cette Terrienne...ma plaît bien. De quoi décimer la planète Bleu ! Comment troubler un peuple endormi jusqu'à la moelle ? Apportez-lui des couleurs, des pinceaux, des femmes !
Les yeux dans le vague, avalant ma soupe machinalement, je cherchais sans trouver qui avait bien pu me donner l'idée d'aller à l'école. Peut-être Lili. Sûrement Lili. Je me disais que si elle avait su écrire, elle ne serait pas si muette. (p.40)
Vous êtes sensibles, productifs, efficaces, obéissants, enrôlés pour l'unité et la paix. Vous ne savez plus qui a programmé tout ça mais n'a pas d'importance puisqu'il y a la paix.
Cet imprévu agit sur moi comme un révélateur. La ville sans sommeil devient partition. Une portée se dessine sur les murs et se déroule dans le ciel. Mais bien sûr ! Tout est là ! Comment ai-je pu en douter ? je pensais volière et porte close. J’avais le blues. Le blues de mon siècle sans âme. J’avais tort !
• Nous deux, c’est comme une évidence. Je ne sais pas si c’est de l’amour ou de la facilité. Le temps le dira.