avant la rencontre la travailleuse sociale nous a prévenus ce n’est pas la fille qui est suivie par le Centre Jeunesse mais le Père à cause de ses habiletés parentales déficientes elle ne donne pas les détails mais je saisis le plus important l’enfant n’a pas de parent ou plutôt c’est le parent qui est l’enfant
je voudrais que le savoir-faire que j’ai acquis au prix d’expériences douloureuses et marquantes serve à mes jeunes collègues qui cachent mal leur désillusion et leur découragement à la fin de certaines journées électriques
mais jusqu’à quel point est-on disposé à entendre des conseils quand on ne doute pas
à leur âge j’étais tellement persuadée d’avoir raison et de connaître LA recette que je jugeais sévèrement les vieux-de-la-vieille forcément dépassés
maintenant que j’en suis je me tais.
je pense à ma mère à la froideur qu’elle affichait la plupart du temps je pense à ses commentaires blessants
ma mère qui exigeait toujours plus de retenue et d’efforts au lieu de me consoler quand j’avais de la peine je la trouvais différente des autres mères qui me semblaient tellement plus affectueuses maternelles
et pourtant ma mère était une femme profondément aimante
je l’ai compris trop tard
je lui ressemble tout le monde le dit j’ai mis du temps à accepter l’idée à éprouver de la tendresse pour la mère en moi qui joue à l’indifférente avec ses petits de peur de les voir s’accrocher à son jupon
la mère qui les aime avec ce qu’il faut de distance pour les regarder partir
l’esprit en paix.
pour moi il y a toujours trop de mots trop de pages dans un roman tandis que le poème
le poème est une œuvre ouverte une œuvre sans fin qui a besoin de peu de mots et de beaucoup de silence pour faire place à toutes les histoires qu’on voudra
me taire c’est mieux rester en contrôle éviter le débordement la vague qui se forme au large est démesurée
elle a la hauteur d’un immeuble de dix étages quand elle se jette sur mes côtes.
s’il fallait que je leur accorde toute l’attention qu’ils réclament je serais aspirée entraînée dans le tordeur de leurs confidences le puits sans fond du besoin qu’ils ont de la présence adulte
le lieu où on se trouve quand on aborde la lecture d’une œuvre colore son appréciation oriente sa compréhension la lecture est une expérience personnelle qui engage autant le corps que l’esprit
cette capacité de s’indigner et de rêver l’impossible cet idéal qui transpire aussi dans les propos et l’attitude de ma fille depuis qu’elle fait un bac en service social qu’en ai-je fait où se cache la révolutionnaire l’idéaliste l’irréductible Antigone il n’y a pas si longtemps j’aurais moi-même siégé au conseil d’école et j’aurais eu mon mot à dire moi aussi qu’en est-il de la promesse que je me suis faite à moi-même à vingt ans de ne jamais me laisser prendre au jeu du confort et de l’indifférence
dans mes bagages quelques livres des essais de la poésie deux romans et mon carnet d’écriture
des pages de notes
et cet écran ouvert sur l’horizon d’une histoire à finir.
je ne sais pas ce qui me prend pourquoi ce geste c’est plus fort que moi plus fort que ma tête et ses grands oiseaux noirs qui tournoient c’est une violence en moi qui s’empare de mon bras le détache le brandit comme un drapeau
je monte à l’assaut même si je suis seule sur le champ de bataille
vraiment seule même avec les autres