Shabalala indiqua une rangée de boutiques serrées les unes contre les autres sous des plaques de tôle ondulée rouillée. Un sentier défoncé ajoutait à l ‘apparence délabrée des magasins, dont les portes s’ouvraient directement sur la rue. Le bazar de Khan embaumait les épices. A côté se trouvait un « dépôt de spiritueux » tenu par deux garçons métis qui jouaient aux cartes dehors. Puis l’épicerie-mercerie Poppies, qui menaçait de glisser de ses fondations en bois et de s’effondrer dans le terrain vague voisin.
De l’autre côté de la route, il y avait un garage incendié avec une pompe à essence carbonisée et des piles de pneus crevés. Un homme dégingandé couleur de noix se frayait patiemment un chemin dans les décombres, ramassant des briques et des bouts de métal tordus qu’il jetait dans une brouette.
Une femme noire passa tranquillement, un bébé attaché dans le dos, suivie d’un garçon métis qui poussait une petite voiture en fil de fer dans le sentier. Ni anglais, ni afrikaners. Ils avaient quitté l‘Afrique blanche.
"Huit ans après les plages de Normandie et les ruines de Berlin, on parlait encore d'esprit afrikaners et de pureté de la race dans les plaines africaines." (p. 12)
"Les leaders de la tribu afrikaners faisaient grand cas des liens du sang. Leur organisation la plus secrète, le Broederbond, signifiait 'Les Frères de sang'. Que se passait-il quand le lien franchissait la ligne de couleur et rattachait le noir au blanc?" (p. 140)
" Qui est-ce ? demanda-t-il.
_ Shabalala, répondit Henrick. C'est aussi un policier. Il est moiti' zoulou, moitié shangaane. Père disait que la partie shangaane repérait n'importe quel animal, et que la partie zouloue était sure de le tuer."
"Les nouvelles lois ségrégationnistes officialisaient l'idée que la tribu noire et la tribu blanche avaient été créées par Dieu pour vivre séparées et se développer parallèlement. Chacune avait sa propre sphère naturelle." (p. 187)
Emmanuel hocha la tête pour le remercier et s'engagea sur le chemin de terre. La brise faisait bruire les sous-bois et deux bouvreuils s'envolèrent. Il respira l'odeur de la terre humide et de l'herbe écrasée. Il se demanda ce qui l'attendait.
Au bas du sentier il atteignit la rive et regarda de l'autre côté. Le bas veldt scintillait sous un ciel limpide. Dans le lointain, les sommets bleus en dents de scie d'une chaîne de montagne brisaient l'horizon. L'Afrique pure. Comme sur les photos des magazines anglais qui vantaient les bienfaits de la migration.
Emmanuel commença à longer lentement la berge. Au bout de dix pas, il vit le corps.
Tout contre la rive, une homme flottait à plat ventre, les bras ouverts comme un parachutiste en chute libre. Emmanuel vit aussitôt l'uniforme de policier. Un capitaine. Les épaules larges, l'ossature puissante, les cheveux blonds coupés ras. Des petits poissons argentés dansaient autour de ce qui lui parut être une blessure par balle dans la tête et d'une entaille au milieu du dos imposant de l'homme. Un taillis de roseaux retenait le cadavre contre le courant.
"En Afrique du Sud, les Noirs avaient besoin de si peu. Un peu moins chaque jour, c'était la règle générale." (p. 18)
- Je ne le vois pas, répondit le garçon. Peut-être qu'il n'est pas là.
- S'il est en vie, il est ici. Continuez de chercher.
- C'est ce que je fais. Hansie prit un air maussade tandis que la foule se pressait hors de l'enclos paroissial.
Une fille brune bien roulée se fraya un chemin vers la rue.
- C'est Elliott King avec les cheveux châtains et les gros seins ? demanda Emmanuel.
- Non. Le jeune policier eut un hoquet de surprise. M. King est blond.
Emmanuel crut que Hansie plaisantait, mais aucune étincelle ne brillait dans les yeux d'un bleu intense qu'animait seulement un désir adolescent de se rapprocher de la boîte de friandises. Un puissant mélange de tristesse et de nostalgie avait absorbé la dernière parcelle d'énergie d'un cerveau qui ne disposait d'aucun groupe électrogène de secours.
[...] D'après les nouvelles lois raciales, tout était blanc ou noir. Le gris avait cessé d'exister.
- Il était quelle heure ? demanda Emmanuel à Shabalala.
- Six heures passées, répondit le policier noir.
- Il leur suffit de regarder le soleil, expliqua obligeamment Hansie. Ils n'ont pas besoin d'horloges comme nous.
En Afrique du Sud, les Noirs avaient besoin de si peu. Un peu moins chaque jour, c'était la règle générale. Le métier d'inspecteur était l'un des rares à ne pas être soumis à la loi interdisant le contact entre les races. Les inspecteurs de police révélaient les faits, présentaient le dossier et fournissait des pièces à conviction au tribunal pour étayer les charges. Commis par un Blanc, un Noir, un métis ou un Indien, le meurtre était un crime capital quelle que fût la race de son auteur.