Interview de Marc Pondruel à propos de son premier roman - Rentrée littéraire 2014
« Ce soir-là, ce fut Joachim qui, le premier, parla de la campagne de Russie. Witold embraya sur l'invasion nazie de l'Union soviétique, Auguste plaça adroitement D'un château l'autre de Céline, que je n'avais pas lu. Les yeux de Witold s'ouvrirent comme des lampes à acétylène, et dit qu'il allait me le passer. Tel l'Aurige de Delphes, ivre de joie mais trop timide pour exulter, je m'imaginais tout à la fois Jacques Brel à l'Auberge des trois faisans, Allen Ginsberg au city Lights Bookstore, et Paul Verlaine aux Vilains Bonshommes. Les coudes bien serrés autour de nos bocks et protégés par les nuées de bouquins qu'on se lançait à la figure comme autant de boules de neige. J'ai regardé par la fenêtre, il faisait nuit. Joachim, rouge maintenant, mimait les canonnnades et le mouvement des armées ; Auguste, filiforme dans son pull mauve, tapait en rythme sur la table ; Witold, aux aguets sous ses cheveux bouclés, tournoyait frénétiquement sa touillette dans le fond rose et laiteux de son verre. Je jetai un regard vers la longue glace derrière nous. Quatre cow-boys dans le reflet, on y était, et pour l'éternité. »
Parler c'était peut-être avouer sa faiblesse et, par peur de s'effondrer, la certitude stupide qu'il valait mieux garder en soi ce bloc (...), à attendre que, de l'intérieur, tout cela vous bouffe avant que d'essayer de dire les choses.
« Il y a ma mère, un peu à l'écart. Je m'approche d'elle, qu'elle me semble fragile dans sa robe d'été. Sans un mot, on se prend dans les bras. Pourquoi d'autres familles arrivent-elles si facilement à se parler, pourquoi chez nous tout ça est-il si dur, pourquoi s'étrangle-t-on avant même d'avoir pu dire un mot, pourquoi, avant de parler, se prend-on déjà le coeur dans le tapis, et cette satanée peur de trop en dire, qui nous replie soudain l'âme comme un origami et nous laisse aux lèvres le triomphe affligeant d'avoir su éviter l'important?»
Qu'il soit ici permis de rendre un hommage à l'alcool. Celui qui libère, qui tasse les choses, les rend moins effrayantes, moins abruptes, moins coupantes. Celui qui donne le sursaut nécessaire.
« Mettre pour la première fois les mains sur les hanches d'une fille est toujours émouvant. On la sent tanguer entre ses paumes et, du bout des doigts naître la chaleur de sa peau sous le tissu. On se sent alors aussi apaisé qu'un sous-marinier en bordée, qu'un cow-boy en permission, qu'un soldat en perdition. Sauvé aussi, qui sait. Et cette légère brûlure dans l'estomac, celle de savoir que l'on plaît. »
Le deuil le plus violent, c'est toujours celui de l'imaginaire.p.331