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Bibliographie de Marc Van De Mieroop   (3)Voir plus

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Citations et extraits (17) Voir plus Ajouter une citation
Le cunéiforme ne fut pas inventé pour reproduire la langue parlée. A l'origine c'était un procédé de notation d'opérations économiques, par un système cohérent d'élément graphiques organisés de façon non linguistique. Peu après il se rapporta à la langue parlée et commença à rendre des éléments phonétiques et grammaticaux, la syntaxe et le reste, mais ne perdit jamais son statut indépendant. Les spécialistes du cunéiforme observent souvent que l'écriture n'atteignit jamais le stade du syllabisme absolu, par lequel elle aurait été plus fidèle à la langue parlée, et plus facile à lire... Mais représenter la parole ne fut jamais son but. Ecrire, c'était créer une réalité indépendante du discours, perceptible par le lecteur seul. Cette créativité avait de multiples aspects. Non seulement les scribes babyloniens créaient des mots significatifs seulement sous forme écrite, mais ils élucidaient et renforçaient la signification des mots en recherchant avec soin la meilleure manière de les écrire.
(...)
L'apparence écrite de l'idée était plus importante que sa prononciation. Des composés de signes contenaient une séquence d'éléments qui expliquaient le sens du mot, visible du lecteur seul. Pour écrire "outre", par exemple, prononcé /ummud/ en sumérien, les scribes utilisaient la séquence KUSH.A.EDIN.LAL, à savoir, "objet de cuir /kush/ pour porter /lal/ l'eau /a/ dans le désert /edin/"... Dans les rituels magiques, les mots de l'exorciste étaient importants, mais aussi l'écriture... Ainsi, les rituels contre la sorcellerie utilisaient des fours, "tinûru" en akkadien. En épelant ce mot ti-ZALAG, avec le signe ZALAG prononcé "nûru", le scribe introduisait l'idée de lumière (en sumérien /zalag/ en akkadien /nûru/) : les sorcières haïssaient et fuyaient la lumière... Ainsi, le sens de chaque syllabe renforçait le message du texte.

pp. 80-81
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La première chose qu'un haruspice examinait dans un foie, était une proéminence du lobe gauche nommée en akkadien "naplastum", la vue, au début du II° millénaire. Plus tard la première syllabe, /na/, devint le logogramme d'un autre mot akkadien signifiant "présence" : la disponibilité du dieu à la consultation. C'était la porte de passage par où les dieux et les hommes communiquaient, en un dialogue où chacun jouait un rôle actif. Le regard humain donnait vie au signe divinatoire. De même que les astronomes voient la forme des constellations dans les millions de points lumineux du ciel nocturne, de même les devins construisaient des présages à partir des innombrables aspects du monde qui les entourait. Ils les constituaient de telle façon qu'ils puissent être analysés selon les principes herméneutiques élaborés dans les textes divinatoires, textes écrits à l'intersection entre les mondes divin et humain par les quelques mortels qui avaient pu visiter les dieux et en revenir vivants. Cette entreprise gigantesque, qui prit deux mille ans, fut le fait de générations de spécialistes qui interprétaient des séries d'éléments (points visibles sur les foies, planètes, étoiles, etc ...) en de nouvelles configurations. Ils regardaient le monde comme on lit un texte à l'aide de sa connaissance des modes d'écriture.

p. 138
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(Fin du second millénaire). Des peuples parlant des langues différentes se mirent au cunéiforme, et accrurent son pouvoir d'instrument de sagesse, augmentèrent le nombre de lectures et d'interprétations des signes. Les scribes n'avaient pas pour tâche de rendre la langue babylonienne en écriture syllabique, mais exploraient la multiplicité de sens des signes pour enrichir les significations de leurs textes. L'emploi d'une écriture commune par des savants qui parlaient et écrivaient des langues différentes encouragea la séparation entre l'étude de l'écriture et celle des langues. Donc la situation était bien différente de celles que l'on rencontre dans les autres cultures cosmopolites de l'histoire. Les savants ne collaboraient pas dans l'exploration intellectuelle par l'usage d'une langue commune, mais en se servant d'une écriture commune. Les règles d'interprétation s'enracinaient dans la tradition babylonienne, avec ses trois idiomes -- le sumérien, l'akkadien, et le bilingue -- mais les gens vivant en dehors de la Babylonie les appliquaient à d'autres langues.

p. 205
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(Le travail des scribes). Nous le voyons bien dans le corpus exceptionnellement cohérent de tablettes retrouvé dans les bibliothèques de Hattusha, la capitale des Hittites d'Anatolie du II° millénaire : on voulait préserver les textes en les recopiant régulièrement, mais aussi en les corrigeant et en les actualisant. Un tel travail était en fait un étonnant "courant de tradition" (comme disait le regretté A. Leo Oppenheimer), qui n'était pas la reproduction servile, fondée sur le refus du changement, d'un corpus. Au contraire, les intellectuels mésopotamiens jouissaient d'une immense liberté par rapport aux textes qu'ils lisaient et copiaient. L'écriture était créative, non imitative, et tous les écrivains étaient les chaînons d'une chaîne ininterrompue de personnes travaillant au sein de la même tradition. Non seulement les pouvoirs politiques toléraient cela, mais soutenaient activement l'activité savante. On ne brûlait pas de livres en Mésopotamie.

pp. 29-30
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L'autorité suprême, c'est le texte. Beaucoup d'écrits en étaient revêtus parce qu'on les considérait comme très anciens, statut que les scribes mésopotamiens ne cessèrent d'exalter au fil du temps. Le savant Bérose, vivant à l'époque hellénistique, disait : certains écrits sont plus anciens que le Déluge, et avaient survécu parce que le dieu de la sagesse avait ordonné à Xisouthros, le Noé mésopotamien, de les enterrer. On ne reconnaissait que rarement la notion d'auteur, parce que les textes étaient des sources de savoir autonomes qui augmentaient souvent de leur propre mouvement. Les hommes les interprétaient, les bricolaient parfois en modifiant leur contenu, mais ils ne les remettaient jamais en question. L'acquisition du savoir résultait de l'étude des textes, corpus gigantesque qu'il fallait maîtriser. Ce que l'on nommait modestement "l'art du scribe", /tupsharûtu/ en akkadien, à son plus haut niveau, exigeait une connaissance approfondie d'une vaste littérature aux genres multiples. (...) Les règles de la compréhension textuelle était à la base de la compréhension de la réalité. "Ce que l'on connaît n'est pas la nature, mais les textes". Pour revenir au "Mythe babylonien de la Création" dont j'ai parlé au chapitre 1, on ne connaissait pas les pouvoirs du dieu Marduk en observant leurs effets dans la réalité, mais en analysant les cinquante noms du dieu, porteurs de toute l'information nécessaire. Quand les savants levaient la tête de leur tablette pour regarder le ciel nocturne, ou les entrailles d'un agneau sacrifié, ils voyaient du texte et lisaient chaque aspect comme s'il était un signe cunéiforme dans une phrase écrite.

pp. 192-193
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Les dieux se servaient de ces signes (stellaires) pour communiquer leurs décisions aux humains, d'une façon qui ressemblait fort à celle des dirigeants mortels communiquant avec leurs sujets. Comme l'écrit Giovanni Manetti, " de même que le roi étendait son pouvoir du centre de l'état aux marges par un réseau administratif capillaire hautement développé, qui transmettait ses ordres écrits à ses sujets, de même les dieux se servaient de l'écriture pour faire connaître à l'humanité le destin qu'ils avaient décrété pour chaque individu. Toutefois, pour les dieux, la seule tablette d'écriture à la mesure de leur expression était l'univers lui-même." On voit le parallélisme entre les présages et les lois au choix des mots employés pour désigner un acte divinatoire, les mêmes que pour un verdict légal, "purussû" en akkadien. Les dieux rendaient leurs jugements sous forme d'oracles ; ils étaient des juges divins. Leurs signes ne provoquaient pas l'avenir, ils communiquaient leurs intentions à son sujet. Mais les dieux n'étaient pas obstinés : comme on l'a vu, les exorcistes pouvaient les convaincre de changer d'avis, par le moyen de prières et de rituels, à l'origine d'un énorme corpus d'écrits étroitement associés aux séries de tablettes divinatoires. En somme, on pouvait "corrompre" les dieux. L'haruspicine*, pratique divinatoire des rois comme des sujets, impliquait l'abattage d'un à trois agneaux, dont chacun était de facto un sacrifice aux dieux, et nous savons grâce à l'histoire du Déluge combien ces derniers dépendaient des offrandes humaines de nourriture et de boisson. Quand ils crurent toute l'humanité exterminée, "leurs lèvres se craquelèrent de soif, ils souffraient des affres de la faim", et ils s'agglutinèrent "comme des mouches" sur l'offrande faite par l'unique survivant du Déluge ("Atrahasis", trad. Foster, 251).

* haruspicine : prédiction de l'avenir par l'examen des entrailles d'un animal sacrifié.

pp.136-137
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[Le code d'Hammurabi est-il un code ?]
Les historiens du droit voient des pouvoirs juridiques dans les paragraphes énumérés par Hammurabi, alors que les assyriologues pensent que le texte dans son ensemble, sans oublier le prologue et l'épilogue, a un objectif différent. Ils y voient un traité scientifique, un exercice scribal, ou une apologie royale, mais pas un code. Il est rare qu'aujourd'hui les études ne parlent du Code d'Hammurabi sans soulever ce problème, bien que quelques auteurs aient exhorté les spécialistes à dépasser cette question. (...)
Nous avons la chance qu'une masse de documents légaux, comprenant aussi des contrats et des procès, nous soit parvenue, et que des lettres se réfèrent régulièrement à des questions légales. Cela nous permet de comparer les dispositions des codes à la réalité quotidienne, et l'on remarque beaucoup d'incohérences. Dans le corpus abondant de documents légaux, aucune allusion à un code n'apparaît. Alors que les juges grecs citent des paragraphes légaux, les juges babyloniens ne justifiaient pas leurs sentences par la citation d'une loi. Les quelques allusions que l'on trouve à une stèle et à des principes légaux sont bien trop vagues pour qu'on imagine que les parties et les juges s'y référaient pendant des procès réels, alors que les décrets royaux de rémission de dettes, à Babylone, se justifient systématiquement par la loi. (...) /D'autre part/, les codes de lois du Moyen-Orient ancien ne sont pas exhaustifs. Beaucoup sont brefs, et même les plus longs négligent beaucoup de sujets qu'on s'attendrait à y voir... Les historiens des codes de lois ultérieurs semblent moins perturbés par ce caractère partiel. Les codes germaniques, par exemple, ont été qualifiés d'ennuyeusement incomplets, mais cela n'a pas provoqué leur remise en cause en tant que codes de lois. Il faudrait ici un peu plus de souplesse.

pp. 170-171
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Le reproche qui est fait aux écrits babyloniens d'être une pseudo-science, est enraciné dans le préjugé culturel qui voit dans le système scientifique aujourd'hui dominant le meilleur possible, et même le seul vrai. Les érudits que j'ai cités sont en quête de taxinomies, de hiérarchies, de généalogies et autres classifications. Peut-être semblent-elles naturelles et universelles, mais ce n'est pas le cas. A la fin du XX°s, on a commencé à critiquer ce que les philosophes et psychanalystes Deleuze et Guattari ont appelé la structure "arborescente". L'arbre généalogique n'est ni l'unique, ni la meilleure façon de représenter la science. A sa place Deleuze et Guattari proposent le "rhizome" - image de la science qui rappelle les racines de certaines plantes, qui se développent horizontalement et sont capables de s'étendre sans limites. Aucun centre, aucune dialectique, aucune hiérarchie, chaque point connecté à tous les autres et également important. C'est une chaîne sémiotique associant des actes très divers. Peut-être la résistance intuitive à ce modèle disparaîtra-t-elle quand nous verrons à quel point il structure le savoir sur internet, cette source de connaissances dont nous dépendons si étroitement désormais. Les recherches Google et autres sont sans doute fondées sur des algorithmes, mais les listes qu'elles produisent ne peuvent nous donner des taxinomies claires ni des hiérarchies.

Il faut se rappeler que le modèle "arborescent" du savoir scientifique aujourd'hui dominant, est une métaphore choisie parmi d'autres... Le célèbre arbre généalogique inventé par Darwin pour représenter l'évolution des espèces peut sembler l'unique modèle pour concevoir les complexités de l'histoire naturelle. Mais nous savons par la lecture de ses cahiers qu'il avait projeté d'employer la métaphore du corail pour exposer son modèle explicatif : ni à sens unique, ni hiérarchique, mais ouvert à l'addition et à l'agrégation dans toutes les directions. Un moment, il tenta d'imaginer les forces de l'évolution comme un morceau de corail, non comme un arbre s'élevant en déployant ses branches... Les Babyloniens auraient immédiatement compris la métaphore du corail, qui ressemble tant à leurs listes représentant le savoir, avec ses ouvertures au changement. Partout, on peut ajouter et retrancher des éléments, qui se relient de façon cohérente aux autres éléments de l'ensemble. Il y a bien plus de points de contact entre les éléments individuels que dans une taxinomie ... Si la structure globale de la liste a l'air d'un labyrinthe, toutes les connections ont leurs raisons propres. Là où nous voyons du chaos, les Babyloniens voyaient un ordre.

pp. 222-223
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La théorie babylonienne de la connaissance était empirique dans une certaine mesure -- l'observation était essentielle. Mais elle était aussi profondément enracinée dans une méthode de lecture savante. La réalité devait être lue et interprétée comme si elle était un texte. Tout comme Descartes, les Babyloniens savaient que nos sens peuvent nous tromper et que l'observation seule ne peut fonder la connaissance. Leur façon de trouver la vérité ... reposait sur la lecture comme mode de compréhension. "Je lis, donc je suis" aurait pu être le premier principe de l'épistémologie babylonienne... Toute la philosophie babylonienne reposait sur la polysémie des signes cunéiformes au niveau de leur lecture comme à celui de leur signification. Bien sûr, cette philosophie ne pouvait exister et survivre que dans une culture où le système d'écriture cunéiforme était connu.

p. 10
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De manière remarquable, les plus anciens travaux scientifiques babyloniens, et donc les plus anciens au monde, furent lexicographiques : des listes de mots. J'emploie le mot "remarquable" car le caractère extraordinaire de ces travaux semble ignoré, non seulement des spécialistes d'histoire générale de la réflexion linguistique, mais même des assyriologues spécialisés dans l'étude des listes lexicales. Aucune autre civilisation ancienne n'a élaboré de lexicographie au moment même où elle inventait l'écriture, et pendant toute l'antiquité, en dehors de la Babylonie, l'activité lexicographique resta balbutiante... En Egypte, où l'écriture naquit peu après la Mésopotamie, les listes lexicales étaient extrêmement rares et ne furent composées que bien longtemps après l'invention de l'écriture ; l'exemple le plus ancien remonte aux XIX° ou XVIII°s av. J.C... La Grèce ancienne ne développa de lexicographie qu'à l'époque hellénistique, et ce n'est qu'à la fin du I°s av.J.C. que le grammairien romain Marcus Valerius Flaccus composa une liste importante (très mal conservée aujourd'hui)... En Chine, où le système d'écriture partage avec Babylone des caractéristiques communes, les premiers répertoires de mots, l'Erya (maintenant disparue) datent du III°s av. J.C. ou peu après...

Les listes lexicales les plus anciennes venues de Babylonie et parvenues jusqu'à nous n'ont pas cherché à compiler l'intégralité des mots employés à l'écrit, mais certainement vers le début du II°s millénaire av. J.C. les collections lexicales étaient gigantesques et semblent avoir tenté de répertorier tous les mots de la langue sumérienne. Personne n'a tenté de calculer le nombre total des entrées préservées à tel moment de l'histoire de ce corpus. Il y en a probablement des dizaines de milliers, des mots les plus communs et les plus simples, comme "eau" ("a"), jusqu'aux mots composés rares, comme "ki-ta-gneshtu-gnu", "le lobe de mon oreille". De plus, les compilateurs allèrent jusqu'à fabriquer des mots imaginaires sans aucune utilité pratique, qu'on ne retrouve que dans ce type de textes . Cet exercice définit bien la relation babylonienne au langage écrit et à la réalité.

pp. 36-37

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