Avant d’être tabassée par les sports d’hiver, la neige est un temps immaculée.
Quand on voit souvent la même personne au même endroit, ça devient un fantôme.
Quand on répète cette phrase trois fois, ça devient la vérité.
J'ai toujours voulu me perdre dans un autre monde. Si cet autre monde doit être de ma fabrication, la démence vaut mieux que de coûteux psychotropes.
Le dernier soir, il y avait un bal. C’était une anomalie. On ne faisait plus de bal, à l’époque.
Elle est venue, vêtue de blanc, et il l’a reconnue.
Le blanc l’a frappé avant le visage. On ne faisait plus de blanc non plus.
Des plombes que les fringues étaient grises.
Il l’a vue et il s’est rappelé le blanc.
Le temps des redditions était révolu. Mais aussi celui des lessives. De la paix. Des lits.
Et donc celui des deuils.
On ne s’autorisait plus ni le noir ni le blanc.
Le gris s’était installé comme un paysage irrémédiable.
Cette femme vêtue de blanc était plus qu’un symbole. C’était une aberration. Il reconnut en elle l’aberration prophétisée.
Avant de mourir, la colonelle Veressov lui avait appris tout ce qu’il devait savoir sur les colonels. Ensuite, elle lui avait confié sa mission et elle était morte à la façon des colonels : sans rendre l’âme. « Ne jamais se rendre » était la devise des colonels. Ils sont prévoyants et vendent leur âme avant de la rendre. (« Rien »)
« Peut-être devrais-je vous raccompagner à l’atelier, mademoiselle Iakountchikova ? Le temps a viré au beau : la foule est bien plus dense que je l’avais imaginé. »
Berthe avait raison. Le boulevard, mais également les rues adjacentes : un brouillard compact. Il faisait chaud, soudain. Les manteaux étaient aux hanches, les hommes en bras de chemise. Au creux de ce torrent humain, des chars malmenés, tirés par des chevaux piqués d’incartades paniquées. Des dos, des épaules, des nuques, des hennissements. Par-ci par-là, le visage rouge d’excitation d’une badaude ou d’un badaud, comme le trou au front d’un fusillé. Des regards tombant sur Maria, s’y prélassant comme le vieux au préau, vifs de convoitise et de regret. Des bras comme des écrevisses au ragoût. Une soupe humaine, en somme, joyeuse et bouillonnante et épicée. « Je suis une folkloriste. Votre République invente ses traditions. Où devrais-je me trouver si ce n’est ici ? lança une Maria peu convaincue par ses propres paroles.
– Vous ne passez pas exactement inaperçue, insista Berthe, souhaitant dans son for intérieur ne pas être trop convaincante.
– Il est tout à fait convenable que je marche en votre compagnie, se renfrogna Iakountchikova, étant donné que… »
Elle s’interrompit. « …étant donné que je ressemble à votre domestique ? » termina Weill dans un mi-sourire.
Six petites filles affublées chacune d’un nez de rat ou de souris se faufilèrent entre elles, attachées aux mains comme un chapelet de saucisses.
Les deux femmes se jaugèrent un instant. Vertigineuse résonance entre deux vibrations de même intensité. Maelström clair et tumultueux chez l’une, craquant comme à la fonte des glaces. Patine noire et lustrée, chez l’autre, de couleuvres sinuant l’une sur l’autre. Et ces deux cordes tendues entre calme et tempête, contrôle et chute, d’atteindre une curieuse harmonique. Une sympathie socialement improbable mais essentielle.
Elles reprirent leur chemin, encaissant coudes et genoux. Comme elles butaient contre le faubourg Montmartre, compact comme un boudin blanc dans un viscère trop serré, Berthe enveloppa comme elle put, dans son manteau élimé, les épaules de Maria. Qui l’accepta sans commentaire. (Adorée Floupette & luvan, « Coquillages et crustacés »)
De tous les mystères qui entourent la vie et l’œuvre d’Adorée Floupette (1871 ? – 1949), le plus grand est certainement l’ampleur de sa bibliographie romanesque, qui mêle à des livres publiés sous son nom de naissance quantité d’autres parus sous des identités d’emprunt.
Le seul ouvrage signé Floupette auquel j’ai pu avoir accès, il y a de ça maintenant plus de vingt ans, était un fascicule jauni, paru à la toute fin de sa vie chez un éditeur de feuilletons pour ménagères. Il s’intitulait Les Cendres froides, ou quelque chose d’approchant, et faisait partie d’une collection comptant au moins trois autres titres. La couverture, surtout, m’avait frappé : elle représentait un monstre mythologique surgissant, à travers un mur effondré, dans un salon bourgeois où se tenait une réunion d’artistes.
Mon hôtesse m’avait expliqué ce soir-là qu’il ne s’agissait que d’un épisode, extrait de la grande série qu’Adorée avait consacrée au Club de la rue de Rome, une saga d’aventures surnaturelles dans le Paris fin de siècle. A l’époque de la publication des volumes, l’autrice vivait en Amérique du Sud et n’avait rien su de leur réception critique – inexistante, à ma connaissance. Malgré quelques recherches, je n’ai pu à ce moment-là retrouver en bibliothèque ni les Cendres froides, ni aucun autre titre de cette série prometteuse. J’avoue avoir, pendant de longues années, mis de côté cette histoire.
au commencement
À l’origine de ce travail de recherche et d’édition, une tablette de plomb trouvée dans une grotte sous-marine : […]
Je m’occupais alors, pour un projet d’écriture créative académique commandité par l’université de Haute-Alsace, de defixiones (tablettes magiques) gauloises. La personne qui m’a confié cette trouvaille – elle a souhaité garder l’anonymat – pouvait de bonne foi se figurer qu’il s’agissait justement de cela. En effet, le mobilier retrouvé avec l’artéfact, bien que mêlé à des débris contemporains, prédatait de beaucoup l’ère chrétienne. La graphie partiellement grecque ; l’emploi d’un mélange de termes latins, celtes et germaniques ; l’utilisation du plomb ; la formule cultuelle polythéiste « iae iao » ; l’invocation de Niske, déesse de l’eau gauloise… Tout concordait.
Quand j’ai compris que Volusiana était une sainte chrétienne du Xe siècle, ma curiosité m’a poussé à approfondir. Volusiana fut ermite puis abbesse d’Adsagsonæ Fons (Source d’Adsagsona), une communauté comptant huit femmes religieuses.
Je ne me doutais pas des rivages où cette curiosité me conduirait. Ni à quel point cette exploration m’affecterait.
Disparue dans des circonstances mystérieuses, la communauté d’Adsagsonæ Fons est connue par ses écrits.
Je suis entrée dans la source par ces textes, conservés à l’Österreichische Nationalbibliothek, à Vienne, en Autriche.
Le corpus canonique est constitué des manuscrits suivants :
Confessio Volusianæ, par Volusiana – Cod. N. F. 128-AFcv
Gesta Aiæ, par Oda – Cod. N. F. 131-AFga
Gesta Liutgardis, par Aia – Cod. N. F. 138-AFgli
Gesta Ludmillæ, par Volusiana – Cod. N. F. 147-AFglu
Gesta Odæ, par Liutgard – Cod. N. F. 150-AFgo
Gesta Sigridis, par Aia – Cod. N. F. 159-AFgsig
Gesta Silviæ, par Oda – Cod. N. F. 206-AFgsil
Gesta Utæ, par Liutgard – Cod. N. F. 208-AGgu
Le corpus apocryphe – considéré comme canonique jusqu’en 1862 – est constitué des manuscrits suivants :
Confessio Silviæ, par Silvia – Cod. N. F. 221-AFcs
Confessio Ludmillæ, par Ludmilla – Cod. N. F. 222-AFcl
Confessio Utæ, par Uta – Cod. N. F. 229 – AFcu
Je ne vous souhaite pas de voyager aussi loin que moi.
Pourtant, il y eut un chemin.
Et ce chemin, je veux bien le partager.
Je vous propose de le suivre en commençant par la porte : une nouvelle traduction de ces textes, canoniques comme apocryphes.
Ensemble, ils forment la matière adsagsonienne. Où chacune parle sur soi, sur l’autre et sur ce qu’il y a tout autour. De su et de non-su.
Une matière véritable. Qui se goûte, se touche et se sent. Parcellaire, entre-maillée. Comme le sommeil de la raison. Ces instants avant la reprise de conscience, lorsqu’on a le corps lent et les yeux ailleurs.
Car l’essentiel de ce corpus repose dans ce qu’il ne dit pas.
Les hélicoptères font leur apparition un à un, mordorés par une turgescence de lave rouge. Ils visaient sûrement l’esplanade, mais les vents dominants les poussent vers le mont Bird et ils s’abîment dans la baie de Lewis, à bout de carburant. Adina Sadovska n’a jamais considéré que les hélicoptères ressemblaient à des libellules. Ils ne sont pas assez allongés. Ne passent pas assez de temps tête en bas. Mais à les voir s’échouer, depuis le nouveau cimetière, elle leur trouve pour la première fois un soupçon de poésie. D’autant que l’un se pose sur l’autre et les ferrailles se mêlent.
Depuis deux jours, Adina Sadovska se réveille un goût ferrugineux à la bouche, comme si elle suçait des boulons. Voir les aéronefs s’empêtrer lui donne instantanément l’impression de les comprendre. Elle devine alors avec fulgurance ce qu’il adviendra d’elle. Son futur est technicien? Son avenir est une machine.
L’expérience de la plongée en haute mer, pour les mal voyants, revient à toucher ce qu’on ne voit pas. Baigner dans le flou qu’on sait le réel. Synesthésie ultime : la peau prend le relais des yeux et tout fait sens. Antigone connaît mieux son corps que les rues, où ombres et gens se confondent, le long des murs. Vitrines et fresques. Quand on la touche, son corps sait la joie de la communication. Elle devient l’alphabet. Par contamination digitale, elle devient l’interlocutrice. L’expérience du dialogue, pour les mal voyants, c’est palper une main et la concevoir comme la note d’un pianiste prodige. Perception exacte.
Elle glisse dans l’eau. Archipel indistinct de bulles, nuage-mélasse d’algues ou peut-être l’ombre d’une coque de barcasse voilant la lune pleine, duveteuse de flou, qui rend le ciel marine. (« Le rugueux, le lisse »)
Lorsque Hanao s'est rasé le crâne pour devenir moniale, elle a eu l'impression de ponctuer une longue phrase. Lorsqu'elle a détaillé son reflet dans la mare d'étain du monastère, elle a su que cette ponctuation était juste. Qu'enfin, sa vie se prononçait correctement.