[ Pays-Bas, 1917 ]
On sent dans l'air que l'hiver va être glacial. En période de guerre, les hivers sont toujours rigoureux. Et les derniers hivers sont les plus rudes.
On raconte que février 1917 a été le mois le plus froid de mémoire d'homme. Les journées de fortes gelées ne semblent plus en finir.
Tist comprend à présent ce que les gens veulent dire par 'une grande guerre engendre toujours des pénuries'.
Les privations n'ont jamais été aussi dures. Tout ce qui est combustible a été brûlé depuis longtemps. Après les portes et les planches des armoires, on a sacrifié les portes intérieures, les plinthes et tous les meubles qui n'étaient pas indispensables. Tout ce qui est comestible a été mangé depuis longtemps. Après les vaches, les porcs, les chèvres, les moutons et les chevaux, on a pris les chats et les chiens, on a attrapé les pigeons et chassé les rats dans les digues.
Tist a appris à distingue la viande de rat et la viande de chien, les glands et les écorces de bouleaux. Depuis longtemps, il a perdu l'habitude de demander ce qu'il y a à manger.
(p. 88-89)
[1913, Pays-Bas, chez le tailleur]
Tist le sait : raconter des histoires sur les diables de boue et la cracheuse d'os a pour objectif de ficher une peur bleue aux enfants et de les tenir à distance de la vase ténébreuse. Personne ne sait quelle partie de l'histoire est vraie et laquelle a été, au fil du temps, gonflée par ses conteurs.
Tist se tient immobile, droit comme un i pour ne rien manquer du récit. C'est aussi à cela que servent ces histoires : faire en sorte que les gens se tiennent tranquilles. Tist apprend comment son père utilise les histoires, comment son grand-père les a utilisées et tous les ancêtres tailleurs avant eux.