"Miroir, oh mon beau miroir ! Qui est la plus belle ? " Certainement pas moi aujourd'hui...La buée de la douche sur la glace de ma salle de bains déforme un peu mes Kilos en trop, mais ne les efface pas pour autant. Du doigt, je gomme les défauts du reflet confus qui m'est renvoyé. Si ça pouvait être aussi simple en réalité... D'un geste rageur, j'efface ce corps prometteur et enfile mes vêtements qui me ramènent à ma lourde vérité.
- (...) je me demande comment on sait qu'on est heureux. Ou plutôt comment fait-on pour l'être ?
A mon grand étonnement, c'est mon père qui me répond :
- Être heureux, c'est un état d'esprit face à la vie. Chaque personne perçoit chaque situation différemment. Il faut savoir se satisfaire de ce que l'on a. Votre génération a tendance à toujours courir après ce qu'elle n'a pas et à ne plus s'y intéresser lorsqu'elle l'obtient.
- Ça, c'est facile à dire. Mais concrètement, ça donne quoi ? Ça fait presque quarante ans que vous vous connaissez, maman et toi, et vous avez toujours l'air aussi heureux.
Ma mère prend le relais.
- On a eu des hauts et des bas, ton père et moi, il ne faut pas croire. Mais au lieu de chercher la solution ailleurs, on l'a cherchée ensemble. Et on continue tous les jours. Il ne faut pas penser que tout est acquis. Le bonheur, ce n'est pas forcément là où on veut aller. Le chemin que l'on parcourt pour y arriver est tout aussi important. Toutes les petites choses que l'on voit et que l'on ressent sur ce chemin-là.
- Il faut juste que vous l'acceptiez. Vous ne pouvez rien changer à la situation, mais vous pouvez apprendre à vivre avec.
- Ce sont vraiment des paroles de psy, ça... Vous voulez savoir ce que j'éprouve ? Un terrible sentiment d'impuissance et d'injustice, voilà !
Je désigne le magazine posé à l'envers sur la table de chevet.
- J'aimerais être comme la salamandre.
- C'est-à-dire ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire par là...
- Eh bien, la salamandre a la faculté de régénérer un membre perdu. J'aimerais ne pas avoir perdu mon pied ou en tout cas avoir la possibilité de le faire repousser... comme la salamandre.
La salle de rééducation où me conduit José, mon kiné du jour, s'avère être un simulacre de salle de sport. Y sont entassés, sans ordre apparent, tapis de marche et de sol, un dispositif qui ressemble de loin à des barres parallèles, ainsi que tout un attirail d'appareils de musculation dont je ne connais pas l'utilité. Les athlètes du dimanche y sont remplacés par de vrais invalides dont les efforts sont rythmés par les encouragements de leurs kinés, véritables coaches de vie.
c'est une grande chance que nous offre la vie de continuer notre chemin ensemble et pas seulement côte à côte...
Après quelques banalités au sujet d'hématomes et d'une fracture des côtes sans gravité, il a prononcé les paroles fatidiques. Tandis qu'il parlait, ses yeux ont quitté les miens pour se fixer quelque part entre mon tibia et mon pied gauche.
Prononcés d'un ton grave il y a à peine quelques heures, ses mots résonnent sans fin. Encore sous le choc, mon cerveau essaye de fuir la cruelle vérité. Le déni, puissante arme contre la réalité.
J'ai soudain une furieuse envie de m'arracher à tous ces tubes et cathéters et de m'enfuir au plus vite de ce cauchemar... Bien audacieux sur une jambe, me diriez-vous et, vous n'auriez pas tort.
Attirée par mon cri de rage, mon infirmière ne tarde pas à passer la tête par la porte.
- Tout se passe bien, monsieur ?
Question rhétorique, j'espère. Bien entendu que tout ne se passe pas bien !....
Il y a autant de stades dans l'acceptation de la maladie ou du handicap que dans celle de la mort. Mais que je l'accepte ou non, rien ne sera jamais plus comme avant, je suis déjà en train d'en subir les conséquences. Tandis que je réintègre les quatre murs sinistres de ma chambre, je m'interroge sur les possibilités qui s'offrent à moi à présent. Quelle sera ma vie désormais ?
Il fait un temps à rendre dépressif un Britannique.
- (...) j'ai l'impression de te voir enfin, de te voir telle que tu es à présent, un peu comme si on se rencontrait une deuxième fois. Tu comprends ?
- Je ne suis pas sûre. Comment me voyais-tu ?
- Comme je voulais que tu sois, je pense, ou peut-être que je suis resté bloqué sur le souvenir de toi à nos débuts...