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Critiques de Mathias Enard (1115)
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Boussole

Encore un sommet d’érudition publié abusivement et malhonnêtement dans la catégorie des Romans. C’est une THÈSE racontée sous formes de mémoires. Paradoxalement, ce récit d’un insomniaque est puissamment soporifique. Ce qui est ici raconté n’est certes pas sans intérêt. Simplement, c’est comme une valise trop pleine sur laquelle il faut s’asseoir pour parvenir à la fermer : c’est plein à craquer.

En quelques mots, la thèse démontre très efficacement et solidement l’Histoire des relations entre un Orient et un Occident qui s’attirent et se repoussent tout à la fois, où chacun existe par rapport à l’autre dans des apports féconds allant dans les deux sens et se construit par l’image que lui renvoie l’autre. C’est donc un livre éminemment académique au sujet grand, noble et vaste. Mais ce n’est pas un roman ! Par moments, on oscille même entre la thèse et le journalisme.

Je me suis fait violence pour aller au bout de ce calvaire de lecture. Les phrases se délaient détestablement. L’auteur a quelque difficulté avec la ponctuation : trop de virgules ; pas assez de points ; pas de point d’interrogation à la fin des questions. Il use de digressions allant à l’emporte-pièce. Quant au caractère hypnotique de ce « roman », il est dû à la grande longueur des phrases : on se perd dans un dédale de détails tout engraissés dans une syntaxe pâteuse. Il y a cependant quelques images poétiques beaucoup trop rares disséminées entre celles de mauvais goût : la première page, celle de la description de la façon de fumer l’opium et la scène d’amour (enfin) assouvi, entre autres, sont réellement poétiques ; la description de la société iranienne est très intéressante. Mais dans l’ensemble, l’effet hypnotique est obtenu plus par saturation que par la qualité des images.

Les jugements de valeur musicaux me soûlent et ne m’enivrent pas. Les activités du voisinage me rasent. Une masse de détails parfois polluants m’incite plus d’une fois à laisser tomber ce livre gangrené par les digressions. C’est une logorrhée écrite vomissant des anecdotes ad nauseam. C’est une mélasse encombrée de tableaux surchargés et fugaces, un tas d’anecdotes assenées à la mitrailleuse. On apprend certes des choses mais la lourdeur et le foisonnement font que ça glisse devant les yeux et qu’on a hâte d’abréger cet état d’engourdissement qui confine à l’anesthésie. Bien que je n’en aie jamais fumé, j’ai l’impression de ressentir l’épaisseur de la fumée lourde de l’opium encombrer mon cerveau.

La littérature est actuellement si pauvre qu’on porte aux nues des livres denses et pleins de matière mais dénués de mesure. On ne raconte plus d’histoires ; il n’y a plus d’intrigue ni d’actions. Il n’y a plus que des observateurs sentencieux et désenchantés qui n’expriment qu’une mélancolie vaporeuse, le tout avec une maladresse crasse. Il n’y a plus aucune subtilité, plus aucune finesse. Et comme le laid met en valeur le beau par effet de contraste, le foisonnement est ici mis en valeur par l’indigence de ses voisins sur les étagères des librairies.

On écrit les phrases exactement comme elles viennent à l’esprit ; on ne se relit pas ; on déverse sa logorrhée et on décrète que le travail est fini. On croit par trop au mythe de la noblesse du premier jet exprimant sa sacro-sainte spontanéité. Ce n’est pas ça qui fait une œuvre. N’en déplaise à M. Pierre Assouline pour qui ce bouquin, qui ne passera sûrement pas à la postérité, est un « Grand livre ». Enard aurait mieux fait d’élaborer une « Anthologie de l’Orient vu par l’Occident » ou un « Tristes tropiques » en version orientale. Dans ce cas, c’aurait peut-être été un grand livre.

Un bouquin qui vous plombe à ce point et qui est de plus encensé par la critique a de quoi rendre pessimiste sur l’état de ce pays. On essaie de nous faire passer du plomb pour de l’or.

J’ai même vu un parallèle établi avec les Mille et Une Nuits. Sérieusement, avez-vous lu les Mille et Une Nuits pour oser une telle comparaison ? Dans ces contes arabes, il y a des histoires, des intrigues, des actions, de l’émerveillement. On n’y est pas assommé durant presque 400 pages par le vagabondage mental d’un gars malade chouineur et plein de regrets. Les Mille et Une Nuits suscitent le rêve véritable tandis qu’ici ce ne sont que souvenirs amers, décousus et parfois morbides. On dirait un long gémissement qui prélude à l’agonie du narrateur. C’est étouffant !

Ce bouquin ne fait pas honneur à la littérature. Simplement, son sujet est brûlant d’actualité et ce critère pèse lourd dans les considérations des sélections pour les prix littéraires. Leur choix n’étant pas illimité et le talent si rare de nos jours, ils récompensent le meilleur livre par défaut, c’est-à-dire le moins mauvais et celui-ci a toutes ses chances.

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Boussole

La littérature demande parfois un peu de courage. On peut se sentir déstabilisé par la première page de Boussole, comme par le fait de feuilleter le livre au hasard et de tomber sur de nombreux noms inconnus, de références littéraires à n'en plus finir. On pourrait aller jusqu'à penser que Mathias Enard joue l'érudit et tente d'épater la galerie avec ses successions de phrases longues comme des chapitres et ses souvenirs qui se chevauchent les uns les autres. Pourtant, on tourne les premières pages, avec un peu de sérieux et un peu de ce courage que demandent les grandes oeuvres, et on est tout de suite embarqué pour un voyage d'une beauté inouïe. Malade, insomniaque, le coeur partout ailleurs que dans son maudit appartement autrichien, le narrateur rejoue, le temps d'une nuit désespérément blanche, les souvenirs qui le rattachent à une femme. Une femme, Sarah, avec laquelle il a arpenté les terres de plusieurs pays du Moyen-Orient : la Syrie, l'Irak, l'Iran. L'occasion pour lui, toujours en cette nuit solitaire, de revivre ces épisodes, de se remémorer sa nuit à la belle étoile à Palmyre alors qu'il dormait auprès de Sarah, de se perdre en Irak, de traverser l'Iran, ces pays qu'il aime et qui ne sont plus que souvenirs et qui ne seront plus jamais que ça, maintenant qu'une bande de pillards et de barbares saccage tout sur son passage. Il y a des dizaines de lectures de ce livre. On peut se demander si Sarah n'est pas la personnification de l'amour de Mathias Enard pour ce Moyen-Orient meurtri. Car Boussole est ceci avant toute chose, la magnifique histoire d'un amour perdu. Celui d'une femme autant que celui d'une région. Evidemment, la plume de Mathias Enard, il n'y a qu'à lire les citations publiées ici même sur Babelio, est belle à crever : "Qu'est-ce que j'ai raté pour me retrouver seul dans la nuit éveillé le coeur battant les muscles tremblants les yeux brûlants [...], quelle heure est-il au Sarawak, si j'avais osé embrasser Sarah ce matin-là à Palmyre au lieu de lâchement me retourner tout aurait peut-être été différent ; parfois un baiser change une vie entière, le destin s'infléchit, se courbe, fait un détour. [...]
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Boussole

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’en trop savoir sur cette longue nuit d’insomnie au coeur de Vienne narrée par Franz Ritter, musicologue malade et angoissé, épris d’Orient et d’une femme, Sarah, pour entrer dans ce récit prenant, d’une érudition époustouflante - Le minimum donc pour donner envie, envie de plonger dans la mémoire d’une vie rythmée par les voyages à Téhéran, Istanbul, Damas, Palmyre, les souvenirs intimes, les multiples rencontres, la musique omniprésente, la littérature et l’orientalisme. Une richesse d'évocation et de transmission rarissimes qui m'ont littéralement emballée !



Heureusement, la boussole de Mathias Énard oscille en permanence entre le roman d’un amour contrarié et l’ouvrage érudit sur l’Orient, mêlant habilement personnages de fiction et personnalités ayant bel et bien existé.

La diversité incroyable de l’Orient, sa beauté, sa violence aussi, imprègnent ce roman que j’ai commencé avec lenteur, pour finalement me laisser embarquer avec un réel plaisir. J’ai lu au rythme de la Marche turque, des oeuvres de Mozart, de Liszt, en compagnie des figures majeures de l’orientalisme qui ont eu le mérite de faire connaitre cette culture même si elle était parfois teintée de fascination aveugle et de merveilleux - le fantasme récurrent d’un Orient sublimé véhiculé par les Mille et une nuits reste tenace.



Penser assimiler toutes les références évoquées dans ce livre en une seule lecture serait irréaliste, en revanche je retiens comme un repère central la valeur symbolique de la boussole qui, sous la plume talentueuse de Mathias Enard, permet de s'orienter vers l'Est, vers cet Orient qui continue à fasciner, intriguer, déranger. Son influence sur l'histoire culturelle européenne est multiple et particulièrement bien mise en valeur ici.

Et puis une boussole, c'est probablement ce qui a manqué au narrateur pour vaincre ses angoisses, trouver le chemin de l'autre et de l'amour, le chemin de Sarah.

À chacun de trouver la sienne, peut-être, pour " utiliser ce qui vient de l'Autre pour modifier le Soi ".
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Déserter

Le lecteur trimard

Lire Mathias Enard, c’est accepter une séance de CrossFit pour ses neurones sans les tapes dans la main d’inconnus surexcités en sueur qui vous encouragent à vous faire encore plus mal pour perdre trois grammes.

Son exigence d’écriture impose de l’attention et il est agréable de suivre un auteur qui fait suffisamment confiance à l’intelligence de ses lecteurs pour ne pas tout leur écrire, pour ne pas mâcher toute l’imagination.

Son dernier roman raconte deux récits différents en surface, entrelacés dans des chapitres alternés.

D’un côté, un soldat sans nom a déserté pour échapper à la violence et aux atrocités d’une guerre. Pour fuir le monde, il se réfugie dans une cabane isolée de son enfance. Une femme, également en fuite, va croiser son chemin et troubler ses projets. Du Cormac McCarthy mixé avec du Giono avec un auteur marqué au moment de l’écriture par la guerre en Ukraine.

L’autre histoire est un hommage à la mémoire de Paul Heudeber, un mathématicien poète est-allemand, qui a inventé bien plus que le fil à couper le beurre, meilleur en géométrie qu’en géopolitique, incapable de résoudre l’équation de l’effondrement du mur de Berlin. Sa fille Irina restitue le déroulement d’un colloque à bord d’un paquebot de croisière en septembre 2001. Sur le rafiot, outre des universitaires et des savants, se trouve, Maja, le grand amour empêché de la vie de Paul. L’ancien rescapé de Buchenwald n’abandonnera jamais son militantisme communiste. Maja choisira elle une carrière politique de l’autre côté du mur et le récit offre des extraits de correspondances de cet amour à distance.

Deux récits différents mais qui partagent des destins broyés par l’histoire. La question de la violence de la guerre est au cœur de l’œuvre de Mathias Enard. Le soldat a déserté son armée pour sauver son âme, La jeune femme a déserté un village, Paul Heudeber a déserté la réalité pour ne pas perdre ses illusions idéologiques, Maja a déserté son couple pour l'action politique.

Toujours aussi inventif dans la forme et novateur dans la ponctuation, Mathias Enard glisse toujours beaucoup de poésie dans ses pages. Son érudition et la puissance de sa réflexion transpirent dans ses mots. Il n’y a jamais de phrase gratuite chez lui.

Si le récit du déserteur m’a vraiment embarqué, autant je suis un peu resté à quai du paquebot sur lequel se réunissaient les amis, collègues, élèves et amours du mathématicien pour évoquer son œuvre et sa vie. Peut-être parce que j’ai toujours été nul en math. La simple vision d’un rapporteur me traumatise encore. Peut-être parce que la forme de l’hommage génère un peu trop de distance avec l’histoire. Le passé n’est jamais simple quand il est trop composé.

Mathias Enard reste néanmoins un auteur majeur et je ne déserterai pas ses prochaines parutions.

Chez Enard, 1 + 1 = 1.

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Le banquet annuel de la confrérie des fossoye..

Finir cette année avec un titre pareil, je sais, il faut vraiment être un peu cynique. Cela me ressemble si peu...

Un roman qui prend pour décor Les Deux Sèvres en plein hiver, The place to be, qui interroge le destin et la mort, c'est idéal pour les fêtes non ?

Pour donner un petit côté terroir à sa thèse consacrée à la vie à la campagne au 21ème siècle, un ethnologue en devenir quitte Paris et sa petite amie pour un petit village paumé et ses autochtones. Le Lévi-Strauss sédentaire enfile son jean et part à la découverte de la France profonde avec son bistrotier et ses dinosaures du zinc, son curé et ses veuves, ses agriculteurs besogneux, son médecin qui fait les trois huit, ses retraités anglais qui trouvent que la pluie mouille moins par chez nous et ses lotissements dortoirs pour travailleurs banlieusards.

Au contact des sauvages, la thèse avance moins vite que le taux de cholestérol de l’éternel étudiant qui trouve peu à peu sa place dans le microcosme, aidé par une zadiste forcément rebelle et un maire très accueillant, bien que directeur d’un établissement de pompes funèbres, lequel ne connait pas la crise grâce à une pyramide des âges pharaonique.

Matthias Enard aurait pu se limiter à cette plaisante chronique qui ne manque pas d’humour, qui a le mérite de ne pas être condescendante et qui tente de rendre hommage à son pays natal. Il faut dire que depuis que Houellebecq avait déclaré que Niort était une des villes les plus laides de France dans Sérotonine, le blason avait besoin d’une nouvelle couche de dorures.

Pas sur néanmoins que le standard de l’office du tourisme du coin explose après ce roman qui est loin d’être le meilleur à mes yeux de l’auteur. Je trouve que ce romancier érudit est plus doué pour l’exotisme, les récits d’exploration culturelles qui traversent les pays et les âges. Ses précédents titres m’avaient fait voyager et rêver d’Orient. Cet opus ne m’a pas fait léviter de mon confinement.

En fait, je ne suis pas entré dans cette histoire pour les raisons qui m’avaient conduit à la découvrir. C’est ballot.

D’abord, le journal de bord du thésard s’interrompt d’un coup pour laisser place au récit rabelaisien de la fameuse confrérie des fossoyeurs qui se réunissent pendant trois jours sur place pour leur séminaire gourmand. C’est une orgie de charcutaille et une beuverie qui obéit à certaines règles, notamment celle qui incite chaque participant à conter une histoire. C’est brillant, grivois et drôle durant une vingtaine de pages mais je me suis vite lassé du menu et j’ai sauté quelques plats et quelques pages. Nul ne peut égaler Pantagruel ou la Grande Bouffe dans le genre. Légère indigestion.

Ensuite vint l’astuce de la métempsychose qui traverse le roman, doctrine selon laquelle une âme est recyclable ce qui lui permet de se transvaser à chaque trépas vers un nouveau corps humain, animal ou végétal. Autant dire que les mauvaises actions se paient cher et que les brebis galeuses se retrouvent vite à l’état de lombric ou de nuisibles pour plusieurs générations. La réincarnation discount. Ainsi, le narrateur se fait parfois curé puis sanglier, le bourreau devient gibier de potence dans une autre vie, le boucher mute en filet mignon, etc… et quand le récit remonte parfois à des vies antérieures, on comprend que l’auteur ne décrit pas l’histoire d’un personnage mais celui d’une âme dans un territoire. Une vie sans chronologie. C’est déroutant, souvent inégal mais original. Cet artifice permet de découvrir les secrets de famille du village mais cela segmente encore plus l'histoire. Les pièces du puzzle se mélangent et j'ai fini par inverser certaines pièces..

Récit fourre-tout, gratin à la niortaise, qui déborde d’idées mais que Mathias Enard semble avoir assemblé de façon un peu artificielle. J’ai parfois eu l’impression qu’il avait écrit son roman comme je remplis la malle de ma voiture avant un départ en vacances : rangement clinique des premières valises et on tasse les derniers sacs comme on peut pour caser la caisse du chat et les boules de pétanque.

J'ai été content de retrouver l’étudiant en fin de roman, ligne de vie cette histoire qui donne le vertige pour un happy end qui fleure bon le retour à la nature, l’exode urbain et le règne du brocolis.

Meilleurs voeux.



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Boussole

Déboussolé ou désorienté ? C'est presque le même sens, non ? Boussole, c'est justement le titre du dernier Goncourt qui nous transporte sur un tapis volant vers l'Orient. Pourquoi dit-on désorienté d'ailleurs puisque c'est le nord et non l'est que l'on perd habituellement, n'est-ce pas ? Sauf chez Mathias Enard dont la boussole indique systématiquement l'est. Mon Dieu, que ceci est troublant. Le roman du natif de Niort (une ville qui n'incite guère à la méditation orientaliste, pourtant) a été disséqué, loué et (parfois) critiqué. Qu'il mérite ou non le Goncourt n'a franchement pas d'importance, qu'il soit lisible ou non en a bien davantage. Il s'agirait d'un roman, donc. Oui, si l'on veut, l'acception du terme est devenue tellement large. Rêverie aurait été plus conforme à ce qu'est le livre. Mais attention, au sens songe éveillé, au coeur d'une nuit insomniaque quand les souvenirs se bousculent et se chevauchent, dans un savant désordre. Ainsi est Boussole, un voyage dans le passé du narrateur, musicologue orientaliste, en petite forme il faut le dire, miné par un diagnostic médical pessimiste, et qui remonte la piste de sa mémoire au gré d'un temps élastique qui brouille les repères. Et le lecteur est déboussolé, désorienté par le caractère hétéroclite de ses confidences où la figure de la belle Sarah s'impose comme un fil d'Ariane. Devant cette somme érudite, le lecteur est déboussolé, désorienté. Non que l'on s'attendait à un roman linéaire mais tout de même. L'esprit d'Enard navigue entre Istanbul, Damas et Téhéran, revient à Vienne, s'emballe pour Beethoven ou Mahler, s'arrête sur des anecdotes glanées en terre inconnue, évoque des conversations et des aventures où Sarah, toujours Sarah, joue un rôle majeur (ou pas). Maelström inarrêtable ! Boussole enchaîne les scènes dans une cavale effrénée, disserte à l'envi sur l'influence de l'Orient dans les écrits, la peinture ou la musique de l'Occident. Attendez, c'est un roman ou un essai ? Les deux, mon jeune Enard. Les deux. Il y a franchement de quoi finir assommé par cette accumulation savante et historique. Trop d'érudition tue la concentration ? Il est monstrueux, ce livre, et demande des efforts quasi surhumains pour le terminer. C'est de la littérature, là n'est pas la question. Est-elle lisible ? Dans l'ensemble, oui, mais à doses homéopathiques. Touffu, Boussole est comme un repas trop riche en calories. Ce n'est pas qu'on le trouve mauvais, loin de là, il est même très souvent goûteux. Mais l'indigestion guette le convive avec ce repas tellement riche de mots et de références. Désorienté, vraiment ? Rassasié dès les hors d'oeuvre, plutôt, et l'estomac bien lourd au bout du bout du livre, s'il a la patience et l'appétit pour y parvenir.
Lien : http://cin-phile-m-----tait-..
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Boussole

Ce livre est digne des Mille et une nuits, mille et une nuits condensées en une seule nuit d’insomnie, un périple au long cours où se bousculent les souvenirs de Franz Ritter musicologue, malade, angoissé par la mort peut-être proche, qui revit ses voyages en Orient, ses rencontres multiples, sa passion pour Sarah, femme flamboyante et libre.



Les personnages fictifs se mêlent aux personnages réels pour nous offrir toute la magie de l’Orient, avec ses parfums, sa sensualité et sa beauté, sa cruauté aussi, orient réel ou rêvé.

« Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer.» p 69



Le lecteur est entrainé, à la suite de Franz Ritter, dans une longue et lente dérive où s’engouffre des écrivains, des poètes, des musiciens, des archéologues, orientalistes parfois espions au service de leurs gouvernement respectifs. Leur point commun, pour la plupart, est d’être fous d’Orient, folie qui prend différentes formes que Franz Ritter tente de classer en cinq parties qui mordent les unes sur les autres :

Les orientalistes amoureux, La caravane des travestis, Gangrène et tuberculose, Portraits d’orientalistes en commandeurs des croyants, L’Encyclopédie des décapités



Orient inspirateur des « Byron, Nerval, Rimbaud, et ceux qui avaient cherché, comme Pessoa à travers Alvaro de Campos, un « Orient à l’orient de l’Orient ».

« Un orient extrême au-delà des flammes de l’Orient moyen, on se prend à penser qu’autrefois l’Empire ottoman était « l’homme malade de l’Europe » : aujourd’hui l’Europe est son propre homme malade, vieilli, un corps abandonné, pendu à son gibet, qui s’observe pourrir en croyant que ‟Paris sera toujours Paris”, dans une trentaine de langues différentes y compris le portugais. ‟L’Europe est un gisant qui repose sur ses coudes”, écrit Fernando Pessoa dans Message, ces oeuvres poétiques complètes sont un oracle, un sombre oracle de la mélancolie. » p 205



Un livre qui fait mesurer l’immensité, la variété et la beauté de ce qui meurt en ce moment sous nos yeux

« …impossible, à Paris en 1999, devant une coupe de champagne, de s’imaginer que la Syrie allait être dévastée par la pire violence, que le souk d’Alep allait brûler, le minaret de la mosquée des Omeyyades s’effondrer, tant d’amis mourir ou être contraints à l’exil ; impossible même aujourd’hui d’imaginer l’ampleur de ces dégâts, l’envergure de cette douleur depuis un appartement viennois confortable et silencieux. » p13 14



Et c’est le coeur serré par tous les liens brisés que l’on lit ce livre fabuleux, en particulier le long passage qui se déroule à Palmyre "la fiancée du désert", où l’on croise un personnage féminin inoubliable, Marga d’Andurain, française qui y tiendra un hôtel qu’elle appellera l’hôtel Zénobie en hommage à la reine du 3ème siècle après Jésus-Christ vaincue par Aurélien.

Ce n’est que l’un des nombreux personnages réels dont « Boussole » donne envie de prolonger la découverte.

L’une de ses grandes richesses est d’être un livre ouvrant, à travers de multiples anecdotes, sur la possibilité d’une infinité d’autres.

Un livre qui explore « cet entre-deux, ce barzakh, le monde entre les mondes où tombent les artistes et les voyageurs » et qui offre une vision de l’Origine et de la Fin.



Mais comme le dit Franz Ritter à la fin de la nuit :

« …il faut tout voir à travers les bésicles de l’espoir, chérir l’autre en soi, le reconnaître, aimer ce chant qui est tous les chants, depuis les Chants de l’aube des trouvères, de Schumann et tous les ghazals de la création, on est toujours surpris par ce qui toujours vient, la réponse du temps, la souffrance, la compassion et la mort ; le jour, qui n’en finit pas de se lever ; l’Orient des lumières, l’Est, la direction de la boussole et de l’Archange empourpré, on est surpris par le marbre du Monde veiné de souffrances et d’amour, au point du jour, allez, il n’y a pas de honte à se laisser aller aux sentiments … et au tiède soleil de l’espérance.
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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Il y a un certain temps que je voulais découvrir Matthias Enard, mais « Zone » son précédent livre me semblait être une sorte d’ovni littéraire

( plus de 500 pages je crois, en une seule phrase) du coup j’avais remis l’expérience à plus tard.

Et bien je dois avouer que «Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants », me fait regretter ma frilosité. De par l’histoire tout d’abord, aussi étonnante que méconnue, un Michel-Ange aveuglé par son travail, tellement loin des manigances faite sur sa personne et des enjeux que sa décision amenait. Et puis bien sur par l’écriture agréable, fluide d’Enard, bien au-dessus d’un grand nombre de ces confrères, précise, poétique, imagée. Alors même si la brièveté du roman est son seul défaut, le voyage sur les pas du célèbre italien sur les rives du Bosphore vaut largement le détour. C’est sur, je reviendrai vers vous Monsieur Enard.



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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Je ne vous parlerai pas de batailles, de rois et d’éléphants...Mathias Enard en est infiniment plus capable que moi !



A travers ce que je qualifierai de long poème, à la manière d’une histoire chantée au Moyen-Age, il nous narre les quelques semaines passées à Istanbul par Michel-Ange, censé construire un pont sur la Corne d’Or. En effet, blessé par le pape Jules II, qui ne le paie pas, il s’en va à la rencontre du sultan Bajazet qui lui a proposé de dessiner ce fameux pont.

Et là-bas, la douceur de vivre le rattrape, lui, l’ascète, le travailleur infatigable, le bourru.

Une amitié se crée avec le beau et ambigu poète Mesihi de Pristina, qui lui fait découvrir tous les trésors de la ville...et les bouges. Mais Michel-Ange s’en défend, malgré lui. Malgré lui aussi, il est attiré par une jeune musicienne et danseuse andalouse, mais jamais il ne la touchera, ou à peine une caresse sur le bras.

Cette Andalouse mystérieuse nous livre, à mon sens, les plus beaux passages : « Je sais que les hommes sont des enfants qui chassent leur désespoir par la colère, leur peur dans l’amour ; au vide, ils répondent en construisant des châteaux et des temples. Ils s’accrochent à des récits, ils les poussent devant eux comme des étendards ; chacun fait sienne une histoire pour se rattacher à la foule qui la partage. On les conquiert en leur parlant de batailles, de rois, d’éléphants et d’êtres merveilleux ; en leur racontant le bonheur qu’il y aura au-delà de la mort, la lumière vive qui a présidé à leur naissance, les anges qui leur tournent autour, les démons qui les menacent, et l’amour, l’amour, cette promesse d’oubli et de satiété. Parle-leur de tout cela, et ils t’aimeront ; ils feront de toi l’égal d’un dieu. Mais toi tu sauras, puisque tu es ici tout contre moi, toi le Franc malodorant que le hasard a amené sous mes mains, tu sauras que tout cela n’est qu’un voile parfumé cachant l’éternelle douleur de la nuit. »



Qu’il y ait eu un complot, qu’il se soit commis un meurtre, que le pont soit construit ou pas, on s’en moque...Ce qui reste après la lecture de ce livre, c’est une indéfinissable atmosphère, ouatée, musquée. Difficile de quitter un ouvrage qui nous parle de batailles, de rois et d’éléphants...

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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Michel Ange à Constantinople et ses amours platoniques avec une belle andalouse, comment résister à un pareil programme? Rien que le titre éveille l'envie de partir à sa suite.



Mathias Enard a imaginé la présence de Michel Ange en Turquie, contrarié qu'il est dans ses relations romaines avec le pape Jules II, pour construire un pont sur le Bosphore. De là, une féerie poétique se développe où les femmes tiennent une place de choix, particulièrement celle qui va séduire le grand maître.



Tout autour, ce sont les parfums de l'Orient, sa douceur et sa violence, tout un ensemble totalement différent de ce que l'on peut vivre à Rome. On a du mal sans doute à imaginer Michel Ange dans cet Orient insaisissable, mais le charme prend et la magie poétique de l'auteur exalte ce voyage improbable.



Pas d'action trépidante, mais une multitudes de nuances dans cette lecture imprégnée de réalisme et de mystère. Poésie, architecture, arômes orientaux, amour sont la palette de ce petit livre écrit simplement et avec talent. Une très belle découverte.

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Le banquet annuel de la confrérie des fossoye..

"Les princes à la mort sont destinés,

Ainsi que tous les autres vivants.

Qu'ils en soient courroucés ou affligés,

Autant en emporte le vent."

(F. Villon)



Il était une fois dans l'Ouest, ou le dharma en Deux-Sèvres...

Il y a deux raisons qui m'ont poussée à lire le nouveau roman d'Enard (mis à part le fait que j'ai beaucoup apprécié "Boussole"). La première est François Rabelais, et la deuxième est le choix géographique.

Hélas, le département des Deux-Sèvres n'est que très rarement mis à l'honneur. A l'époque, quelques affiches publicitaires montrant le Marais poitevin apportaient une note verte et bucolique aux couloirs du métro parisien ("Une autre Venise près de chez vous !"), et on peut presque remercier Michel Houellebecq d'attirer un semblant d'attention sur Niort, en créant une petite polémique par une remarque anodine sur sa prétendue laideur.

Niort avec son donjon, ses assurances, ses quais de la Sèvre, et ses dragons de bronze...

Mathias Enard lui-même a troqué sa culotte courte contre un pantalon digne de ce nom au lycée niortais Jean Macé, et il y retourne toujours volontiers pour entretenir les élèves tant de littérature que de ce changement de pantalon.

Cette sympathique pantalonnade sur le banquet des fossoyeurs est donc plutôt dans la continuité logique des événements... mais parlons plutôt d'une sorte de roue qui ramasse les choses en bas, pour les remonter à la surface de l'autre côté ; toujours les mêmes, et pourtant déjà différentes.



Après tout, le roman est aussi construit de façon circulaire, en rendant hommage à la fois au passé et au présent de la région.

Et ce qui commence comme le journal de bord d'un ethnologue parisien venu étudier la "ruralité" va doucement se transformer en un livre sur l'éternel cycle de la Vie et de la Mort, qui trouvera son apogée dans le chapitre du fameux banquet, pour revenir ensuite à son point de départ. On retrouvera notre ethnologue, mais plus exactement tel qu'on l'a quitté.



Le journal de David Mazon est amusant par ses observations cliniques de la campagne et des autochtones, pour les besoins de son érudite thèse "La vie à la campagne au 21ème siècle". Non, on ne parle plus vraiment le poitevin-saintongeais au marché de Coulonges, mais il y a du vrai ragondin mouliné dans le pâté de ragondin, et les oeufs sortent vraiment de la poule. Entraîné un peu malgré lui dans la vie locale, il va rencontrer toute une galerie de personnages agréablement "typiques", que ce soit la clientèle du Café Pêche, le maire, l'illuminé du village, un artiste parisien expatrié, ou les Anglais, toujours plus au moins présents dans la régions depuis...

... ha ! Au moment où une voix omnisciente reprend subitement le rôle de narrateur pour nous informer de la réincarnation de l'abbé Largeau en sanglier, le lecteur sait déjà que tout sera un peu plus compliqué que prévu.

La mythique Roue du Destin se mettra en mouvement, pour faire disparaître et réapparaître les personnages au fil des siècles dans leurs incarnations successives. Les personnages du roman, leurs ancêtres, mais aussi Jules César, Richard Coeur de Lion, Charles Martel, Rabelais, Villon, Agrippa d'Aubigné, Pierre Loti... bref, riches et pauvres, heureux et malheureux, connus ou inconnus, avec leur lot de légendes et d'histoires qui font la mémoire de la région poitevine.

La "grande" Histoire est mélangée à la "petite", tout cela encore agrémenté par des "chansons" insérées entre les chapitres, qui rappellent la tradition orale perpétuée par les troubadours ou par les ritournelles populaires qu'on chantait aux marchés sur les faits divers particulièrement atroces.

Et comme cet éternel cycle est sous la responsabilité de la Grande Faucheuse, il n'est que naturel que le récit aboutisse sur le banquet annuel de ses fidèles assistants, pendant les deux jours où, selon la tradition, la Mort se repose. Avec une exubérance toute rabelaisienne, on va donc profiter de la Vie, tout en rendant hommage à la Mort dans des discours savants ou grivois. Comment mieux défier la Mort qu'en mangeant et en buvant à sa santé ? En lui laissant voir que nous sommes des bon-vivants bien vivants, tout en sachant que tôt ou tard, un fossoyeur gourmand pourra se retrouver dans l'assiette d'un autre fossoyeur sous la forme d'une délicieuse anguille ou d'un escargot au beurre ? Mais aussi que l'immortelle âme de cet escargot aura ainsi l'occasion de se réincarner à son tour en Napoléon ou en ethnologue parisien, car la Roue continue à tourner. Tout comme les gens continuent à naître et à mourir, en contribuant chacun à leur tour à l'Histoire, et tout comme les quatre saisons doivent obligatoirement passer avant le prochain banquet annuel des fossoyeurs.



J'ai lu le roman de Mathias Enard avec plaisir, tout en ayant parfois l'impression que dans certains passages la Roue dévie de son axe et qu'on l'entend grincer dans un laborieux effort pour y revenir . Dans la partie "rabelaisienne", tantôt je me délectais, tantôt il me semblait être devant un Rabelais qui se parodie lui-même, même si je dois admettre que ce bidonnant chapitre donne finalement beaucoup de saveur et tout son sens au livre. Sans parler du happy end qui vous donne envie de chausser des galoches et aller chercher votre lait à la ferme, en sifflotant en route "Le Poitevin est un gourmand".

3,5/5 pour le livre, plus une demi-étoile supplémentaire de la part d'une autochtone qui se nourrit de fromage de chèvre, entretient sa longévité par la liqueur d'angélique et se déplace de préférence sur un étrange âne poilu nommé baudet.
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Boussole

"Respire...

Des livres et des mots viennent des chimères,

et parfois, des chimères naît l'union."

(Djalâl-ad-Dîn Rûmî)



On s'interroge souvent si tel ou tel auteur ou livre mérite vraiment le Goncourt, mais j'aurais sans doute apprécié "Boussole" (2015) même si ce livre était écrit par ce cher "anonyme" babéliote.

C'est une sorte de tapis persan tissé avec des mots, un roman-labyrinthe dans lequel le héros ne quitte pas son appartement viennois, mais il nous entraîne malgré tout dans un voyage enivrant dans les pays des minarets et des muezzins; dans l'histoire de la littérature, des arts et de la musique. Car c'est un livre qui parle des relations culturelles entre l'Orient et l'Occident, et de nous, les Européens, qui avions (notamment au 18ème siècle) fantasmé notre propre version embellie de l'Orient, pour la "désembellir" ensuite, parfois jusqu'aux limites de la haine. Mais c'est aussi une histoire d'amour jamais accompli, d'un triste croissant lumineux qui ne grandira jamais jusqu'à la pleine lune.



L'esprit du narrateur, musicologue autrichien Franz Ritter, enfiévré par la maladie et par l'insomnie , se reflète dans le style du texte qui galope en avant dans un rythme effréné, tout comme se succèdent souvent les pensées de quelqu'un qui veut s'endormir à tout prix, mais en même temps il sait que le sommeil ne viendra pas. Pages sans paragraphe, phrases interminables... le courant de conscience devient de plus en plus fort et emporte le lecteur avec lui.

C'est un article envoyé par Sarah, orientaliste française, sa "femme fatale", qui va déclencher ce torrent de souvenirs et réflexions, et on va passer une incroyable "nuit des histoires", pleine d'éclats multicolores qui vont de la poésie de Rûmî et de Khayyam, en passant par Liszt, Beethoven, Wagner, Mann, Kafka, Rimbaud; les orientalistes , l'architecture et l'opéra, sans oublier la révolution islamique... Et juste au moment où le lecteur pourrait devenir fatigué par tous ces noms d'aventuriers, traducteurs, écrivains et compositeurs, un saut dans la réalité lui permet toujours de reprendre son souffle.



"Boussole" est bâti sur le même principe que "Les Mille et Une Nuits", avec la technique des récits enchâssés où des histoires secondaires reviennent toujours vers la narration principale, mais aussi sur les maquams orientaux, où les musiciens commencent à improviser sur une seule note qu'ils vont ensuite développer, en y rajoutant des notes supplémentaires, des ornements, mais aussi des appogiatures et des pauses, en quête de l'essence même de la note.

Alors, même si la relation de Franz et Sarah sert de cadre principal, elle ne représente qu'un chemin plus ou moins droit sur lequel on va toujours revenir après des détours alambiqués (là, Enard aurait naturellement rajouté un discours supplémentaire sur l'origine du mot "alambic" !) à gauche et à droite, de Vienne à Téhéran ou à Damas.

Le véritable thème est un hommage aux études orientales, et aux grands orientalistes allemands, autrichiens et français qui étaient à l'origine de cette discipline; à tous ces aventuriers et aventurières qui n'hésitaient pas à renoncer au confort des salons littéraires en partant explorer ces contrées entourées de mythes romantiques ou terrifiants. Ce qu'ils nous ont apporté, et comment la vision de ce monde au-delà de Vienne, considérée parfois comme une "porte de l'Orient", s'est transformée dans la culture européenne.

C'est un hommage d'Enard à son propre domaine d'études, et aux contrées où il a passé quelques années de sa vie. On garde forcément des traces... parfois nostalgiques, parfois moins. Une sorte de "folie orientale", qui peut prendre des formes différentes, comme on le verra dans la thèse imaginaire que Ritter compose le long de son récit.



Nous sommes donc devant un surprenant mélange d'érudition, d'observations, réflexions sérieuses, digressions, ragots et anecdotes. Les personnages du livre essaient de démentir la vision post-coloniale de l'Orient dominé par l'Occident d'Edward Saïd : une tentative de retrouver l'équilibre, en présentant non seulement "l'Orient décoratif" reflété dans les contes de Hauff, dans les dérivés des Mille et une Nuits et dans les somptueux décors du ballet russe, mais aussi les textes fondateurs arabes et persans, la philosophie ou la musique. On réalise que ce qu'on considère parfois comme "typiquement oriental" pourrait être un produit purement occidental et vice-versa, que la culture est une "construction conjointe, un travail complexe du temps, où l'imaginaire se superpose à l'imaginaire, la création à la création, entre l'Europe et le Dar el-Islam".

Au petit matin, Franz envoie un message à Sarah, et la réponse qui arrive à l'aube de la nouvelle journée va interrompre ce récit rêveur; le tempo va ralentir et la fin de l'histoire sera ancrée dans la réalité.



Parfois (très rarement), je me disais qu'Enard prend des risques inutiles : sa "Boussole" balance de temps en temps entre l'excellente et distrayante lecture qui vous apporte vraiment quelque chose, et une exhibition un peu superflue de l'érudition et de ses immenses travaux de recherche. Mais la balance a fini par pencher du bon côté, alors 4,5/5.

Les amateurs de l'Orient, de sa culture et/ou de la musique classique peuvent espérer une intense satisfaction, les autres vont au moins pouvoir constater que le temps passé avec ce livre n'était pas sacrifié en vain.
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Déserter

Deux histoires en une, voilà ce que nous propose Mathias Énard avec « Déserter »

Le premier qui ouvre le bal est un soldat qui fuit une guerre, laquelle on ne sait pas, le lieu non plus mais toutes les guerres se ressemblent, non ? Et lorsqu'on est déserteur, on reste quand même un soldat avec ses réflexes et ces souvenirs qui collent à la peau.

« Tu es encore des leurs, tu portes toujours des armes, des munitions et des souvenirs de guerre, tu pourrais cacher le fusil et les cartouches dans un coin et devenir un mendiant, laisser le couteau aussi, les mendiants n'ont pas de poignard. »

La seconde histoire est plus complexe, avec de nombreux personnages qui gravitent autour de Paul Heudeber, ce mathématicien de génie auteur de « Les conjectures de Buchenwald » œuvre à la fois mathématique et littéraire écrite durant son internement à Buchenwald. C'est à travers les témoignages d'amis, de confrères qui admirent ses travaux, les lettres adressées à sa compagne et le récit de sa fille unique, Irina que va se reconstituer sous nos yeux la vie de Paul. Irina qui ne sait pas grand-chose de ses parents et découvre, longtemps après la disparition de son père, quel couple étrange il formait avec sa mère Maja dont il était éperdument amoureux -les lettres le prouvent- mais qui a choisi de vivre loin d'elle. le mur les sépare. Tandis que Maja vit à l'ouest, Paul, communiste et antifasciste convaincu, est resté à Berlin Est, Irina se souvient des va et vient entre les deux Allemagnes pendant l'époque du rideau de fer. Lui, ce n'est pas son pays qu'il déserte et, pourtant, campé dans son obstination de ne pas affronter la réalité, il déserte le réel pour se plonger dans les mathématiques. Mais est-ce que l'infinité des nombres premiers jumeaux peux protéger de la vie et des désillusions ?

Il écrit à sa femme : « Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement. »

Sa fille dit de lui « Mon père marchait sur deux jambes : l'algèbre et le communisme. Ces deux membres lui permettaient de parcourir la vie entière. Ces deux mondes lui avaient permis de survivre à la déportation. «

Irina, qui va aussi fuir toute sa vie en vivant et travaillant à l'étranger, revient sur le passé de ses parents. Tandis que son père se réfugie dans ses recherches, sa mère poursuit sa carrière et devient une personnalité du SPD. Peu à peu se construit comme un puzzle, l'histoire du couple qui a vécu les soubresauts de l'histoire du XXe siècle. Une lettre de Linden Pawley, chercheur en mathématique, lui apprend qu'il a été l'amant de sa mère Maja, mais qu'il avait conscience qu'il n'avait pas le génie de Paul Heudeber.



Et que devient le déserteur, celui que nous avons laissé dans une cabane au milieu du maquis ? Il va croiser une femme en fuite avec son âne borgne. Ces deux-là ne peuvent s'entendre, et pourtant, ils fuient la même horreur et cherchent l'oubli au-delà de la frontière. Encore faut-il l'atteindre au milieu des dangers. Cette histoire, c'est une sorte d'allégorie qui semble écrite uniquement pour nous ramener à cette idée brute de désertion. Ces retours à l'histoire sans date et sans nom de lieux du soldat déserteur font comme des pauses dans le récit complexe de Paul.



Ce que j'aime chez Mathias Énard, ce sont ces morceaux d'histoire dans lesquels évoluent ses personnages. On traverse ainsi, par récits juxtaposés, une période sombre du XXe siècle. A travers le colloque consacré à Paul Heudeber et qui se déroule précisément le 11 septembre 2001, jour de l'effondrement des tours jumelles, il nous rappelle ainsi une des grandes tragédies de ce début de siècle. Et il y a jusqu'à la guerre d'Ukraine qui sera évoquée au passage.

Le récit de Mathias Énard est d'une construction précise et documentée, il ne nous emmène pas n'importe où. Par contre, j'ai eu du mal avec les concepts mathématiques, j'avoue que ce n'est pas ma tasse de thé, et, malgré mes efforts je n'ai pas vu l'aspect littéraire dans l'énumération mathématique. (Voir page 191)

J'avoue m'être un peu perdue dans les méandres du récit mais, malgré cet écueil, j'ai aimé cette histoire qui plonge ses racines dans les mystères de la grande histoire.



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Rue des voleurs

La vie de Lakhdar aurait pu être sympa. Né à Tanger dans les années 90, élevé dans la foi et la tradition dans une petite famille sans histoire avec papa épicier, y avait plus qu'à prendre la relève. Mais à 17 ans, les hormones en décident autrement. Pris en flag' de tripotage coquinou avec sa cousine, la sanction tombe : renié, dégagé, viré, ouste, dehors mon bonhomme. La chouma de la famille. 

Commence alors les jours, les mois d'errance et de débrouille relatés par notre futur goncourisé qui s'ignore.



Et c'est à ce moment précis qu'on se fend d'une courbette à ras du sol pour honorer Mathias Enard. Le nez collé aux acariens de la moquette peut-être, le dos en compote soit, mais une posture plus éloquente que tous les mots. Une triple courbette donc à un auteur trop discret, dont la riche connaissance du monde arabe a pourtant tant à nous enseigner.



Car Enard nous livre ici un formidable et riche roman d'apprentissage. Il installe son héros, à mi-chemin entre adolescence et monde adulte, dans un Maroc, une Tunisie, une Europe qui basculent : révolutions arabes, crise européenne, attentats frappant au hasard, mouvement des Indignés. Spectateur des évènements, les rencontres de fortune et mésaventures feront mûrir notre Lakhdar, mais sèmeront aussi le doute sur sa foi aveugle en un Dieu miséricordieux et en l'espoir d'un amour salvateur, foi qui vacille inostensiblement. Seule sa passion pour les polars et les classiques orientaux l'aidera à s'évader de ce monde qui change vite, bien trop vite.

Et ouais Lakhdar, tu n'as que 20 ans, tu n'as rien demandé, tu veux juste être libre et pépère dans ton coin. Naïvement tu pensais même pouvoir profiter de ta jeunesse. Raté. Mais bienvenue dans la réalité : la vie n'est pas un long fleuve tranquille n'en déplaise aux Le Quesnoy. Heureusement tu n'es pas dupe, et tu réalises vite que l'herbe n'est pas plus verte ailleurs.



Mathias Enard ne condamne pas. Non. Il use de toute sa bienveillance, de toute sa sagesse. Pas de morale à deux dirhams, pas de jugement hâtif, pas de critique acerbe et facile. Un simple regard, modeste et interrogateur, sur une actualité débordante de ras-le-bol, de violence, de haine. Choisir son camp, sa voie, tracer un chemin sans renier culture et tradition s'avère un long voyage initiatique, tant cognitif que méditatif. Sous un air poupin et un regard timide, Mathias Enard cache donc une plume déterminée. Toute en force, poésie et humanité.



Allez va, je retourne voir mes acariens, re-courbette Mathias, tu as signé un bien grand roman.
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La Perfection du tir

Dans une guerre civile du siècle passé qui ne dit pas son nom – ça pourrait être le Liban, les Balkans,... – le narrateur, un jeune homme tout juste sorti de l'adolescence, est sniper. Et il adore ça. A force de concentration, de maîtrise, de patience, il est devenu le meilleur, et il ne s'en contente pas. Sans cesse il recherche le tir parfait et le dépassement de soi en visant des cibles toujours plus difficiles à atteindre. Militaire ou civil, homme, femme, enfant, vieillard, peu lui importe, tant que son tir est une oeuvre d'art. Froid, cruel, amoral, il n'éprouve guère d'autres sentiments que l'amour du travail bien fait.

Une faille pourtant, dans sa carapace de machine meurtrière de précision : Myrna, une jeune fille de 15 ans qu'il a engagée pour s'occuper de sa mère malade. Belle, douce, séduisante, elle l'obsède. Comme un guerrier, un prédateur, il veut la conquérir. Mais comment faire quand on est fasciné par la mort et qu'on est incapable d'exprimer son "amour" autrement que par la violence et avec la brutalité d'une arme contre la tempe ?



"La perfection du tir" est une plongée dans le psychisme d'un tireur d'élite dont tous les repères moraux (à supposer qu'il en ait jamais été doté) se sont effacés dans la sauvagerie de la guerre, et qui se retrouve totalement déstabilisé lorsque la loi du plus fort est mise à mal par celle de l'amour. Mais dans la folie des combats, y aura-t-il un vainqueur ?

Une prose de précision, maîtrisée comme un tir de sniper, calme, tendue, efficace, pour un roman dérangeant et complexe où se mêlent et alternent amour et mort, empathie et répulsion, victimes et coupables. Et où, malgré la noirceur et le gâchis, surgit in extremis une petite lueur d'espoir.
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Rue des voleurs

La frontière entre le Maroc et l'Espagne est l'une des plus courtes frontières internationales du monde.

D'un côté l'agitation du printemps arabe, qui dans le désordre de son euphorie poussera des jeunes gens à s'engager dans la guerre sainte contre les infidèles et mécréants.



De l'autre côté l'Espagne, au bord de l'insurrection, suffoque sous la crise économique, ôtant la dignité de son peuple et les plongeant dans le chaos du chômage.



En plus de la beauté du style et de sa propension à faire écho à notre monde et à l'actualité, Mathias Enard déploie son récit d'un seul souffle, se tenant au plus près du magnétisme des chairs et des esprits, livrant une subtile méditation sur l'enfermement, la révolte et l'insoumission.



Son écriture est forte, profonde et exigeante. Ses portraits de personnages dans l'adversité témoignent de son souci du style.



Il nous raconte le parcours de deux jeunes marocains qui rêvaient de liberté.



Dramatique et poignant, ce roman est écrit avec la simplicité d'un direct à l'estomac et la précision d'un scalpel qui incise au bon endroit.





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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

Si la vie est une succession de parenthèses, celle qui mena Michel-Ange à Constantinople en 1506, le transforma à tout jamais.

Le puissant pape guerrier Jules II lui doit de l’argent lorsque le sultan Bajazet lui propose de concevoir un pont sur la Corne d’Or, après avoir rejeté les dessins de Léonard de Vinci. C’est flatteur mais renforce la pression sur les épaules de Michel-Ange…

Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ressemble à un conte tout à la fois sombre et lumineux, empreint de mystère, La lecture de ce court roman est un véritable délice. Les phrases sont brèves, ciselées, simples et poétiques. Ce portrait intime d’un artiste en proie aux doutes, aux pressions politiques et à la tyrannie de l’amour et du désir, est fascinant. De multiples rencontres jalonnent son séjour, fortes, belles et inquiétantes…

Tourner les pages de ce livre, c’est comme sentir un extrait de parfum qui vous embarque dans un voyage étonnant, celui de la Renaissance et de la création d’une œuvre.

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Rue des voleurs

Entendons-nous bien : j'octroie 5 étoiles au style de Mathias Enard, dans cette « Rue des Voleurs ». Ton dramatique mâtiné d'ironie à certains moments, surtout au début.

Poésie indéniable dans les descriptions nombreuses.

Et phrases « trash », sans concession, pour expliquer le parcours semé d'embûches de son héros, un jeune Marocain de 20 ans plein d'illusions.



Mais si le style m'a enchantée, la désespérance qui sourd à chaque page m'a plongée dans un abîme de noirceur. C'est que la vie ne l'a pas gâté, Lakhdar, ou plutôt, il n'a pas aidé la vie à être son amie. En flirtant de manière trop prononcée avec sa cousine Meryem, il n'a pas pensé aux conséquences. Et pourtant, il est obligé d'assumer l'ostracisme de sa famille, et devra à partir de cet instant se débrouiller seul. A 20 ans, les rencontres sont capitales...et celles-ci influenceront son destin telles un couperet. le monde flambe, le printemps arabe fleurit, les révolutions et les Indignés éclatent sur les places. Et puis Marrakech la belle connait un attentat à la bombe dans un de ses cafés les plus célèbres. Nous sommes en 2011, les Islamistes grondent... Dans ce contexte en ébullition, Lakhdar essaie de se sauver par les livres. Un explorateur marocain du 14e siècle, Ibn Batouta, né à Tanger, l'influence particulièrement, il aimerait tellement suivre ses traces. Il aime les poètes arabes, aussi.

Mais de Tanger à Barcelone, en passant par Algesiras, la mort imprime son sceau sur ce jeune innocent plein d'espoir... de page en page, laissera-t-il le sort s'abattre sur lui ?



Moi, en tout cas, je subis de plein fouet cette ambiance délétère, pleine de cafards, de cadavres, de misère, de violence et de drogue. Encore une fois, je me dis que j'aurais dû lire à un autre moment ce roman fougueux où la désolation guette, telle une bête tapie prête à fondre sur sa proie. J'ai été cette proie. J'ai accompagné Lakdhar dans ses pérégrinations à travers l'amour et la mort.

Mathias Enard a réussi à m'entrainer sans concession dans les tourbillons de cette époque tourmentée, que nous vivons encore, que je vis par l'intermédiaire des médias, qui me talonne, qui nous talonne.

Et je n'en peux plus.

Donc, la mort dans l'âme, j'octroie 3 étoiles à ce roman qui m'a vaincue

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Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants

L'identité d'un écrivain se trouve dans ses allées et venues, sa pensée est une pensée de la traversée.

Mathias Enard aime les traversées !

Celle de l'est et de l'ouest.

Celle de l'islam et de la chrétienté.

Celle de l'artiste et de l'homme.



Il part de la découverte d'un fait méconnu dans la vie de Michelangelo pour construire un récit délicieusement épique où il emmène le sculpteur florentin en Turquie au sein de l'Empire ottoman où de vrais personnages vont se côtoyer.

Dans ce court roman choral a trois voix, ce sont trois parties d'un triangle qui donneront le rythme et les couleurs à la narration : la Turquie, l'Andalousie et l'Italie.



On découvre la personnalité complexe de Michelangelo, dont l'orgueil et la vanité n'avaient d'égal que son talent : démesuré.

A cette période le sculpteur florentin souffre profondément de ne pas être reconnu à sa juste valeur.

Des années de peine, de travail acharné ne lui ont toujours pas apporté la reconnaissance qu'il désire. Humiliations, manigances et intrigues de cour sont monnaie courante dans la vie d'un artiste.



Immensément talentueux, mais obscur à lui-même, son physique ingrat le poussait à chercher dans la beauté la manière d'exprimer ce qui lui faisait péniblement défaut.

La beauté des lignes d'un paysage, les traits d'une femme ou d'un homme, il les reproduisait dans ses dessins et sculptures cet idéal tant recherché.



Son séjour/aventure dans l'Empire ottoman allait marquer et influencer durablement sa peinture.

Les couleurs des étoffes, la moiteur des saisons, l'odeur des épices, l'ivresse de la danse et de la musique, seraient des constantes dans certains détails de ses oeuvres.



On ne quitte qu'à regret ce récit presque trop court, au rythme languide.



Michelangelo est-il vraiment allé en Turquie ?

On n'en saura jamais !

L'important que ce Mathias Enard l'y a amené !





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Déserter

Une première de couverture magnifique, forte de singularité. Un titre simple, beau de concision.

Voici deux accroches efficaces pour se démarquer de la multitude de romans et m'attirer.

Deux, c'est aussi le choix narratif de l'auteur qui entrelace dans ce roman deux histoires autour du mot déserter.



*

« Déserter », c'est l'histoire d'un homme qui fuit la guerre et se réfugie dans les montagnes de son enfance. Là, à l'abri des regards et des hommes, se trouve la cabane où il a vécu enfant. Il espère pouvoir se reposer et panser ses blessures psychiques avant de poursuivre sa route vers la frontière.

Il y a une forme de dualité chez lui : je l'ai senti vulnérable, méfiant, apeuré, mais aussi capable d'une grande violence.



Au travers de cette narration, on imagine sans peine le paysage montagneux dévoilé dans sa beauté et sa grandeur écrasante. Elle s'exprime de la manière la plus douce pour se dérober l'instant d'après et devenir sauvage et impitoyable.

En effet, les mots de la guerre se cessent de s'immiscer dans les descriptions de la nature. La mer en contrebas, assombrie de teintes allant du bleu violacé au gris, forme une ligne inquiétante, hostile, celle du front. le regard de l'homme est constamment attiré par cet horizon sombre, déclenchant des souvenirs de guerre d'une extrême violence.

Exécutions. Tortures. Viols.



Et puis, arrive une jeune femme avec son âne qui fuit également la guerre pour d'autres raisons que lui. Elle le reconnaît, elle l'a déjà croisé dans son village. Il est comme tous ces hommes qui portent l'uniforme et brandissent une armes : un assassin, un tortionnaire, un violeur.



L'auteur croise leur point de vue, mettant en lumière leurs émotions, leurs sentiments. Cette rencontre va soulever des questions et exiger inévitablement, pour chacun d'eux, de faire des choix.

La vie ou la mort.

La paix ou la haine.

La confiance ou la peur.

L'entraide ou la violence.



*

C'est autour des théories mathématiques que se construit le deuxième récit.



Car « Déserter », c'est aussi l'histoire d'Irina qui organise à Berlin, sur un bateau de croisière, un colloque pour rendre hommage à un grand mathématicien est-allemand décédé, Paul Heudeber, qui fut également son père.

Nous sommes le 10 septembre 2001, la veille de la plus grande attaque terroriste perpétrée aux Etats-Unis, une date qui restera gravée à jamais dans les mémoires de ceux qui ont vu les terribles images de l'effondrement des tours du World Trade Center.



L'auteur nous fait entrer dans la tête d'Irina, ses pensées remontent le cours du temps, reviennent sur le temps présent et la violence du monde d'aujourd'hui.

Ses souvenirs forment un puzzle où chaque pièce permet de reconstituer l'histoire de ses parents, Paul et Maja. C'est une belle histoire d'amour, entrecoupée de lettres que Paul adresse à sa compagne. Mais au fil du récit, des failles apparaissent. Non-dits, silences, peines, absence, solitude, espoirs et désillusions.



« Maja mon amour,

Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement ; c'est un langage et c'est une matière, des mots sur une main, des lèvres sur une épaule… »



J'ai aimé le personnage de Paul. Sensible et rêveur, rescapé de l'enfer du camp de Buchenwald, il croyait en un monde nouveau et meilleur, un monde plus juste, plus pacifique, plus humain.



« … les mathématiques étaient l'autre nom de l'espoir. »



Le destin de ce couple est également l'occasion de voyager à travers l'espace et le temps, entre l'Allemagne de l'Est et l'Allemagne de l'Ouest, entre le présent et le passé, en particulier durant la seconde guerre mondiale et la guerre froide.



*

L'écriture est forte et subtile dans ce croisement de personnages, de lieux et d'époques. Pourtant, un fil conducteur unit ces deux récits, celui de l'intime.

L'auteur parvient à tisser des liens autour du mot « déserter ». Peu à peu, le lecteur établit des parallèles, entrevoit des connexions, découvre des analogies entre les deux récits où les hommes sont à la fois acteurs et victimes de la violence et de la guerre. Chaque personnage se retrouve face au miroir de leur conscience qui leur renvoie leurs actions, leurs trahisons, leurs pensées, leurs rêves, leurs émotions, leur manque de lucidité, leurs réussites et leurs échecs.



*

Ce que j'aime dans la littérature, c'est lorsque l'écriture se pare de poésie, de couleurs, d'odeurs, de sensation, de sensualité, d'émotions. En cela, le roman de Mathias Enard a tout à fait correspondu à mes goûts littéraires.



Dans le premier récit, celui du déserteur, la nature est très présente, elle forme comme un écrin printanier. J'ai aimé ce récit poétique, imprégné des odeurs rassurantes du feu de bois, des plantes aromatiques et des souvenirs d'enfance. En effet, l'écriture de Mathias Enard est sensorielle, elle nous permet de percevoir les parfums, les couleurs, les bruits, les textures, de donner corps à ce paysage montagneux, sûrement méditerranéen, qui présente deux visages.

Ce qui m'a particulièrement plu aussi, c'est la présence de l'âne qui amène une prise de conscience de ce que les hommes deviennent en temps de guerre, des monstres.



« … il se rend compte soudain que l'âne est borgne, son oeil droit est bleu et blanc comme une bille vitreuse, à demi recouvert par la paupière, son dos porte des blessures qui suppurent, il faudra peut-être l'abattre,

tu ne sais rien d'autre qu'abattre, tu ignores tout des ânes et des animaux, ils ont l'innocence de leur bestialité, pas toi, tu t'enroules dans la brutalité comme dans un manteau, … «



Dans le second récit, le langage des mathématiques renferme un côté plus âpre et froid. Néanmoins, il garde une dimension poétique, une forme de mélancolie et de nostalgie, d'espoir et de courage, de souffrance intérieure.

Plus complexe à lire, il m'a paru mais même temps plus profond.



« Les mathématiques sont un voile posé sur le monde, qui épouse les formes du monde, pour l'envelopper entièrement. »



*

Mathias Enard signe un beau roman où l'intime et la guerre s'entremêlent avec subtilité.

A découvrir.
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