Avis aux illuminés des trous noirs et aux équilibristes quantiques, et si votre espace-temps faisait un bond en arrière, direction l'atomisme des premiers penseurs grecs ?
Pour cet avant-dernier épisode, un faisceau de questions s'ouvre devant nous. Pour commencer par la plus large d'entre elles : que se doivent la science et la philosophie ? En quoi sont-elles interdépendantes ? L'une a-t-elle pris le pas sur l'autre depuis leur naissance commune, dans le lumineux berceau de l'Antiquité grecque ? Quel intérêt un immense physicien quantique comme Erwin Schrödinger a-t-il eu à retracer le rapport que les Grecs anciens entretenaient avec la nature et plus largement avec le réel ? N'est-ce pas parce que toute percée conceptuelle, dans le cas de la physique quantique notamment, demande de revenir à des fondements philosophiques et même métaphysiques ? En un mot, tout bon scientifique est-il philosophe ?
Dans ce podcast, vous naviguerez de l'atomisme à la philosophie quantique, de la pensée du hasard et de la nécessité aux sciences politiques modernes, et vous arbitrerez le match entre les sens et la raison, avec deux invités aux parcours croisés, Michel Bitbol et Vincent le Biez, tous deux physiciens devenus philosophes.
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À côté de cela, les sciences n’ont rien de pertinent à dire sur l’expérience directe, située, exclusive, de la mort. Elles n’ont même pratiquement rien à m’apprendre sur ce que cela me fait d’être en train de mourir. Peu de chercheurs scientifiques se contentent pourtant de ces aveux d’ignorance. Enchaînés par une idéologie sous-jacente, ils affirment habituellement être certains que l’expérience de la mort est pur « néant », et que rien d’autre n’est à ajouter sur ce point. Leur conviction est analogue au vers concis d’Horace : « omnis una manet nox » (une même nuit nous attend tous). Mais cette déclaration, aussi courante et crédible soit-elle, se contente de projeter un fait objectif sur le plan de la subjectivité, de plaquer une idée abstraite sur le concret vécu. L’expérience partagée de la décomposition d’un corps humain au cours du temps se trouve simplement transposée en l’intellection d’une non-expérience durable de qui possédait ce corps.
"Il n'y a pas d'intervalle, pas la moindre déhiscence, entre l'expérience et tout ce dont il y a expérience. Encore faut-il se rendre réceptif au fait sans pareil de cette totalité" (p.27)
La pulsion vers l’universel laisse derrière elle une déchirure durement ressentie dans le tissu de l’existence.
Vous apercevez au loin une silhouette vaguement familière. De qui pourrait-il s’agir : un ami, un acteur de série télévisée, ou peut-être quelqu’un qui ressemble assez à l’une de vos connaissances pour avoir accroché votre attention ? Vous vous approchez et il s’approche aussi. Un malaise s’empare de vous au fur et à mesure que ses traits se précisent. Quelque chose ne tourne pas rond dans son comportement, son allure dégage une impression de plus en plus nette de déjà-vu, et en même temps vous le ressentez comme profondément inassimilable, inacceptable, presque antipathique. Ses gestes sont révoltants et incompréhensibles. Il ne fait pas que vous imiter, il se calque sur vous. C’est vous-même ! Vous-même vu sur une paroi dont vous comprenez à présent qu’elle est couverte de miroirs.
Dans l’hypothèse où c’est le recueillement qui est recherché, le sage est plus naïf que l’être naïf, car il se précipite vers les lointains au lieu de se déployer dans le proche ; et l’être naïf a au moins la sagesse d’habiter son monde-de-la-vie mitoyen au lieu de courir sur les sentiers de l’univers. Si le sage, pour ne pas céder à la naïveté, voulait dépasser le geste et la parole, cela devrait être vers leur amont, vers l’expérience immédiate de leur réalisation, plutôt que vers leur aval et vers des futurs incertains. Il devrait demander au verbe de le reconduire à sa source vive plutôt que de l’égarer en le jetant à la poursuite de ses projets.
Cela va de soi, et c’est pourquoi il faut le faire ressortir à partir de soi. Consentir à la stupéfaction du banal ; c’est ce que fait Merleau-Ponty comme tout vrai philosophe, et ce qui en ressort est un constat aux antipodes de la banalité : que le voyant est creusé dans la substance entière du monde visible. Le constat n’a rien d’intellectuellement choquant, à condition de ne pas conférer plus de sens au mot « monde » que ce qu’autorise le motif phénoménologique de sa désignation : non pas un grand objet exhaustif, sphérique et dur, mais simplement tout cela qui se montre. L’apparaître est excavé au milieu de l’apparition ; ni plus, ni moins.
À quelqu’un qui insisterait, qui soulignerait qu’aucun savoir de la
conscience ne peut être édifié si l’on ne peut pas définir son « objet », et qui s’obstinerait donc à demander ce que l’on peut bien entendre par le mot conscience, il conviendrait d’abord de répliquer sereinement : « Qui pose cette question ? » Car seul le réfléchissement de l’interrogation vers sa provenance a une chance, non pas certes de satisfaire à l’exigence du demandeur, mais de le remettre en présence du thème entier de sa requête.
Le phénomène, c’est en somme ce qui se montre de soi-même, dans toute sa plénitude et sa nudité, sans aucune marque d’incomplétude ou de désignation imparfaite de quelque chose d’autre.
La vision se forme au cœur du visible. C’est l’expression de ce que nous vivons quotidiennement, dès que nous ouvrons les yeux et que nous consentons à nous laisser abasourdir par ce qui se présente alors : un vaste environnement fait de surfaces opaques ou opalescentes, qui se rapproche du regard en l’enserrant inexorablement par nos propres membres et notre propre thorax, puis qui s’ouvre brusquement en un cercle sans bords d’absolue transparence aux environs de nos orbites oculaires.
Récapitulons ce point essentiel. Étant sans cesse au contact de sa propre expérience, l’un des protagonistes (le corrélationniste radical) se rend immédiatement compte que le terme effectif de la dispute est une pensée vécue emportant la conviction, et que toutes les absolutisations précédentes se donnent donc relativement à cette pensée présente. Mais il ne peut pas le dire sans tomber dans le piège logique tendu par son compétiteur, qui consiste à le pousser à faire un pas de plus dans la formulation de métaprincipes. L’autre protagoniste (le matérialiste spéculatif) est au contraire tout entier tendu vers les propositions engendrées par son raisonnement, vers les contradictions qu’il parvient à mettre en évidence dans le discours de son compétiteur ; et il se rend par là inattentif au fait banal qu’il s’engage ainsi dans un processus de pensée. Pour sortir de ce dialogue de sourds, le corrélationniste a cependant une ressource non conventionnelle : celle d’inviter son partenaire matérialiste à accomplir le geste de la réflexion à un moment décisif de l’argumentation, et à faire l’expérience de l’impuissance des démonstrations à annuler la conséquence de son ultime aperçu post-démonstratif.