L'Art du livre, de Michel Melot & Anne Zali chez Citadelles & Mazenod
"Le livre est un merveilleux meuble à ranger les idées et les rêves."
À la figure du savant fou s’oppose celle du sage bibliothécaire. Pourquoi serait-il sage, le bibliothécaire ? C’est que le bibliothécaire sait qu’il ne sera jamais savant, car, lorsqu’il ouvre un livre, tous les autres restent fermés et il sait, le bibliothécaire, qu’il n’ouvrira jamais tous les livres. Le bibliothécaire aime les livres comme le marin aime la mer. Il n’est pas nécessairement bon nageur, mais il sait naviguer et il sait que ce n’est pas à la nage qu’on va le plus loin. L’océan du savoir qui grise tous les savants rend modeste le bibliothécaire.
L'important est que ce lieu ( la bibliothèque), à la différence de l'école qui doit être obligatoire et unique pour nous donner les premiers apprentissages, demeure libre.
Un grand lecteur, celui que tout savant devrait être, est une personne qui lit au cours de sa vie quelque dix mille ouvrages au mieux, deux ou trois mille pour les lecteurs "cultivés", ceux qui lisent un livre par semaine pendant cinquante ans. L'édition française produit quarante mille titres par an, deux millions pendant que vous en lirez dix mille : 0,5%. Les Britanniques en publient cent mille par an, les Espagnols cinquante mille. Disons qu'un bon million de titres paraissent chaque année dans le monde. Même si vous réduisez de ce nombre les réimpressions, les rééditions, les plaquettes de moins de 48 pages, vous ne changerez pas le rapport dérisoire de vos lectures au savoir proclamé par vos contemporains. Il faut ajouter un autre million de titres de périodiques aujourd'hui signalés dans le monde.
Le bibliothécaire ne peut pas ignorer cette disproportion. Non seulement il la voit, mais il la vit quotidiennement. Ce flot incessant du savoir publié, il l'affronte avec courage, l'empoigne, se collette avec lui; il l'endigue, il le détourne, il le canalise, il le filtre pour distribuer au lecteur assoiffé un savoir potable.
"Nos mémoires sont de gigantesques prothèses qu'on appelle serveurs, archives ou bibliothèques."
Le bibliothécaire aime les livres comme le matin aime la mer. Il n'est pas nécessairement bon nageur mais il sait naviguer. L'océan du savoir qui grise tous les savants, rend modeste le bibliothécaire. La bibliothèque est ce lieu indispensable où le savoir décante.
Le choix est un devoir, la censure un abus.
La bibliothèque reste un service pour tous où chacun doit pouvoir se sauver tout seul. Le bibliothécaire ne prend la place de personne, ni du père, ni du professeur, ni du patron. Pour le lecteur, il ne doit être qu'une présence, un regard, une oreille attentive. Il doit savoir lui dire sans dureté ni compassion qu'il ne fera pas la route à sa place. Au lecteur impatient, le bibliothécaire répond : "Non, je n'ai pas la réponse à votre question. Mais vous en trouverez ici plusieurs parmi lesquelles vous trouverez peut-être la vôtre". Le lecteur est un Sisyphe que le bibliothécaire doit rendre heureux.
C'est que le bibliothécaire sait qu'il ne sera jamais savant, car, lorsqu'il ouvre un livre, tous les autres restent fermés et il sait, le bibliothécaire, qu'il n'ouvrira jamais tous les livres !
Naguère, on caricaturait le bibliothécaire sous les traits d'une personne introvertie, un peu négligée et peu amène. Le souci de plaire au public a modifié ce cliché. Le bibliothécaire contemplatif a vécu : il est entré dans le siècle. Beaucoup trouvent encore cette profession douteuse et, sur mon livret militaire, je suis enregistré comme "bichotécaire" tant le mot même est peu familier à certains. Un boulanger, un maçon, un architecte ou un médecin, on connaît, mais à quoi servent les bibliothécaires ?