Je quitte la pièce en claquant la porte, décroche mon blouson puis sort par derrière. Goliath, qui voit là une promenade inespérée, m’emboite aussitôt le pas. En temps normal, je l’aurais laissé là. Je n’ai pas sa laisse et, de toute façon, l’idée de le promener dans un mètre de neige ne m’enchante guère. C’est qu’il tire, cet abruti !
Seulement voilà, quoi que je puisse dire, j’avais bien besoin d’un peu de compagnie, ce soir. Dans les moments de découragement, avoir un chien prés de soi, c’est précieux. On est plus seul et, en même temps, on n’a pas besoin de parler. Sa présence suffit et rassure.
Alors, je l’ai emmené avec moi. J’ai ouvert la grille donnant sur la route et il en a profité pour courser un chat errant à travers les thuyas ceinturant la propriété d’en face. Bien sûr, lorsque je l’ai sifflé, il n’a pas voulu revenir. Fulminant, j’ai poursuivi mon chemin.
~ Tu n’as qu’à acheter une ile déserte !
~ Je pense pas que ce soit la solution, mon grand.
Même si, financièrement parlant cela aurait été possible, je doutais fort que le fait de s’isoler à vie sur une ile déserte soit la solution idéale pour nous trois. D’une part, la promiscuité permanente finirait inévitablement par déclencher des tensions. D’autre part, l’isolement ne rend pas heureux des personnes habituées à vivre en société. Rencontrer des gens, les écouter et partager avec eux, est essentiel à notre équilibre.
Le bonheur passe par l’échange, la découverte, les projets qu’on réalise en commun. Que ferions-nous de nos journées sur un lopin de terre isolé du reste du monde ?
1992, j’ai vingt-huit ans. Michel Berger nous quitte pour le Paradis blanc, Patrick Bruel se demande Qui a le droit, et moi, je gagne désormais autant d’argent qu’un premier ministre !
Ce soir là, c'était Richard qui passait et repassait derrière nous. Louis se tenait aux côtés du Sournois. Si on l'avait surnommé ainsi, ce n'était pas pour rien. A dix-sept ans, les hormones en ébullition et sans aucune fille à se mettre sous la queue, il reportait toutes ses pulsions sexuelles sur les plus jeunes d'entre nous après les avoir amadoués. Etant donné qu'il travaillait à la scierie et ramenait de l'argent, Richard et Victor fermaient les yeux sur ses "dérapages".
Faut dire que, côté bagatelle, les deux frères Ardent n'étaient pas en reste non, ramenant régulièrement l'un ou l'autre garçon dans leurs appartements. Victor avait son petit préféré: Jonas, un môme de huit ans à peine dont il s'était entiché. En contrepartie de ses "services", le gamin recevait la protection de Victor ainsi que quelques faveurs. Quant à Richard, son truc à lui, c'était de travestir les garçons plus âgés en femmes avant de leur retrousser robes et jupons.
Lou, pour son malheur, avait un corps bien proportionné et une peau parfaite. Lorsqu'il se pencha en avant pour se laver les jambes, je croisais les œillades concupiscentes du Sournois et de Richard. Ils échangèrent un regard entre eux et je compris que Richard laissait la main à Jean-Claude. Pour ce soir.
— Pfff ! C’est normal qu’elles se moquent de nous, t’as vu notre dégaine ?
Je baissai les yeux sur nos vêtements. Avec nos vieux pulls troués, nos shorts informes et nos chaussures au cuir usé, je dus reconnaître que nous offrions effectivement un spectacle des plus affligeants. Je ne suis pas prêt de me trouver une nana, pensai-je, dépité. Qu’aurais-je eu à lui offrir ? J’étais pauvre comme Job, sans aucune famille et je crevais la dalle les trois quarts du temps. Je relevai la tête et croisai le regard rieur de Dédé.
— T’es jeune, t’es beau et… t’as le meilleur pote du monde, me dit-il avec un grand sourire.
— Toi au moins, tu sais mettre en avant l’aspect positif des choses, marmonnai-je.
Il éclata soudain de rire, me prit par le cou et entonna à pleins poumons la Brabançonne, sous le regard éberlué des passants. Je ne savais plus où me mettre. J’étais gêné au-delà des mots. Pourtant, je ne fis rien pour l’arrêter. C’était mon Dédé tout craché ça. Une espèce de jeune chien fou, qu’aucune laisse ne retenait et qui gambadait avec insouciance, tête et queue joyeusement redressées.
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Daemon vit tout d'abord une paire de pieds nus dépasser d'un pantalon trop large, heureusement retenu par une ceinture.
Relevant lentement la tête, il aperçu ensuite, moulés dans un Marcel en coton blanc, un petit ventre plat et un torse peu musclé mais ferme malgré tout, à la peau d'un blanc laiteux et imberbe. Les épaules avaient de belles rondeurs et Daemon dégluti tout en poursuivant son exploration. Après s'être attardé un instant sur la petite fossette au menton, il arriva sur la plus belle bouche qu'il ai jamais vue! Pleine et gourmande, aux contours nets et bien dessinés, aux proportions délicieusement équilibrées. Une bouche à damner un saint! Il se rendit compte qu'il avait cessé de respirer et il expulsa bruyamment l'air de ses poumons pendant que son regard continuait sa lente remontée. Il contempla le nez, ce petit mont fièrement dressé aux narines frémissantes et enfin ... Oh Seigneur, quels yeux ! L'on aurait dit deux lacs d'émeraude dont les eaux cristallines s'enrichissaient de reflets mordorés. Il y plongea tout entier, envoûté, noyé, perdu.
Je m’enroulai dans la couverture miteuse en tremblant de tous mes membres et fermai les yeux. Les pas de Richard s’éloignèrent dans l’escalier puis la porte se referma. La lumière s’éteignit et le silence retomba. Seul, dans le noir, le silence et le froid, je cédai sans plus aucune retenue.
Je pleurai sur la douleur lancinante qui irradiait mon sphincter. Sur cette mère qui n’avait pas eu le courage de m’étouffer dès ma naissance. Sur cette existence misérable que je supportais depuis bientôt quinze ans. Quinze années à manquer de tout. De nourriture, de soins, d’attention et d’amour.