Elle marche sur le trottoir d'en face
Entre deux âges. C'est ce qu'on dit, mais ce qu'on sous-entend clairement c'est que cette femme est au bord du troisième. Allons bon. Ce troisième âge, enfin, d'où sort-il ? On n'a entendu parler ni du premier ni du deuxième, et un beau matin ou un soir- un soir plutôt-, et on atterrit dans le troisième. (...)
Le troisième âge est aussi le dernier, on y est condamné à vie. (p.16)
Toute la maison à elle
Depuis que ce tableau est là, cela fait quatre ou cinq ans, elle boit son café avec lui, tous les jeudis midi. Elle ne sait pas qui tient compagnie à l'autre, mais elle se sent bien avec lui. (...)
Elle boit son café à petites gorgées, toute heureuse, mais cette douceur , cette chaleur qui coulent en elle ne viennent pas du café, c'est d'avoir le tableau devant ses yeux. Qui l'a peint, quelles mains adorables ? si elle voyait cet homme un jour, ce qu'on ne doit pas exclure, c'est un ami de la famille, elle s'inclinerait pour les embrasser, ces mains, comme on embrasse les icônes. (p.43-44)
Elle regarde ses mains.
Des mains oisives, que voulez-vous, d'être sans travail, regarder les occupe. Ce n'est pas tant qu'elles regardent, elles ont le droit, c'est qu'elles regardent comme si elles voulaient quelque chose. Elle sait ce qu'elles veulent: qu'elle les caresse.
On ne leur donnera pas ce plaisir. Elle n'ose pas, vieille comme elle est, se mettre soudain aux caresses. (p.12)
Elle regarde ses mains.
Elle regarde ses mains.. Comment sont-elles devenues ainsi , Toutes ces veines, ces taches, ces rides sur ses mains, comment sont - elles venues ?
Soixante-dix ans qu'elle les promène sans jamais y poser les yeux. (..)
Elle regarde ses mains comme si c'était la première fois. On dirait des étrangères , posées ainsi, oisives, sur le tablier noir. Des réfugiées. Elle a envie de les caresser. (p. 11)
Toute la maison à elle
Toute la maison à elle. Maison étrangère mais une fois par semaine, le jeudi matin, Yannoùla est la maîtresse de maison. Maîtresse et servante.
Elle range, nettoie, cuisine, ouvre et ferme les placards, passe l'éponge ou le balai dans les coins que les propriétaires n'ont pas vu depuis des années, retrouve des vêtements oubliés, des boutons perdus, des chaussettes solitaires, de celles que la machine à laver "avale", et reforme des couples. Elle ne supporte pas les solitaires, ni les chaussettes ni les humains, elle ne veut que des couples. (p.41)
On dirait l'enfer. Mais il n'y a pas d'enfer là où se trouve l'amour. Il n'y a pas de paradis, par moments, hors l'amour. Mais il suffit qu'il y ait de l'amour : ce perpétuel purgatoire.
Carmela
Je ne peux imaginer sa vie sans moi. Même si alors elle n'aura plus besoin de moi. Soit.
Mais s'il existe une vie après la mort, je prie Dieu de réparer une injustice. La princesse, qui n'a jamais commis de péché- ni même l'originel-, étant destinée au Paradis, qu'il ne l'envoie pas dans un paradis en noir et blanc. Et si cela n'est pas possible (pour préserver l'harmonie de l'univers), qu'il m'envoie avec elle (quand mon heure sera venue) au Paradis des chiens : plantes noires, chiens noirs, fleurs noires. On dirait l'enfer. Mais il n'y a pas d'enfer là où se trouve l'amour. Il n'y a pas de paradis, par moments, hors l'amour. Mais il suffit qu'il y ait de l'amour : ce perpétuel purgatoire. (p.24-25)
Une odeur de mer mouillée
Ils étaient étrangers là-bas et le sentaient. Chacun d'eux n'avait que l'autre au monde et quand la fatigue de l'étude , et peut-être aussi la solitude, les détachait de leurs livres, Costas ôtait ses lunettes, se frottait le front entre les sourcils puis les paupières, avec rudesse et insistance, les yeux fermés, tandis qu'Eleni assise en face de lui étendait la main et prenait la sienne, relevant les yeux de son livre.
Pétros et Anna, les voyant ainsi, observaient presque indiscrètement, et non sans jalousie peut-être, ces deux-là qui avaient pour appui la main de l'autre à tout moment, alors qu'eux-mêmes veillaient à ne pas se toucher. (p. 60)
Au point du jour, le pays levait
ses montagnes, ses êtres vivants,
hommes bons et méchants, belettes,
renards, un lac pareil à la prunelle
de l’œil et des remparts vaincus.
C’est Yànnena sans doute, ai-je murmuré,
qui dans la neige et le froid dur
paraît de verre et d’or.
Et tandis que le jour avançait
tel un vapeur en eau tranquille,
j’ai vu des minarets, j’ai entendu
les cuivres et leurs bêlements.
Une odeur de mer mouillée
Ils sortaient leurs livres et commençaient d'étudier presque aussitôt. Personne n'eut jamais l'idée de s'asseoir à côté ou en face d'eux, bien que la table fût grande et les chaises nombreuses. Cela venait sans doute de cette auréole qui les entourait comme une brume, évocatrice d'enfances difficiles, de privations de père en fils, pas vraiment la pauvreté mais une pesante misère qu'accompagnait une totale absence d'humour. (p. 59)