Dès l'enfance, je me torturais l'esprit à propos des mots, les mots inconnus qui m'en imposaient, les mots étrangers qui me paraissaient tout de même familiers, comme si je les avais oubliés après les avoir entendus longtemps, très longtemps auparavant; les lettres aussi, avec lesquelles j'avais pu construire péniblement ces mots prodigieux, m'attiraient, me séduisaient mais me frustraient, me rendait malheureux. L'histoire de mon second "moi" était l'histoire des mots oubliés. Comme si toute ma vie j'avais eu quelque chose sur le bout de la langue, une chose que je n'aurais jamais réussi à exprimer; installée au coin de mon âme qu'elle torturait.
Que dans notre enfance nous ayons été des personnages considérables est, semble-t-il, une donnée qui influence notre vie entière. Sa conséquence la plus fondamentale est peut-être l'hypertrophie de notre moi ou, plus précisément, la faculté qu'a notre moi de nous empêcher de bien juger de l'importance de notre personne ou de nos actes aux yeux de notre prochain. Nous sommes victimes d'une illusion d'optique concernant l'importance de notre être vis-à-vis de notre entourage; autrement dit, nous sommes incapables de nous observer nous-mêmes, ne serait-ce que l'espace d'un instant, avec le recul de notre prochain. Et il est probable qu'une telle structure psychique caractérise tous ceux dont l'égocentrisme est resté aussi intact que celui des enfants jadis gâtés, tous ceux qui pour telle ou telle raison n'ont pas supporté, ou ont différé la crise de la perte du sein maternel. (Milan Füst)