Papa ne téléphonait plus. Le téléphone aggravait son impression de perte de repères ; il se sentait trop éloigné de la personne qu'il essayait d'identifier. Même s'il se rappelait à qui correspondait le numéro qu'il avait composé, nous nous évanouissions de sa mémoire dès que nous décrochions. Des voix désincarnées flottant dans l'éther.
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Il y avait certains moments, infimes , où le chagrin s'abattait sur moi sans prévenir. Une peine sournoise, vicieuse qu'on ne voyait pas venir et tout à coup : elle était là. Elle survenait dans les activités les plus simples, les plus terre à terre. Ma mère n'accrocherait jamais de banderoles roses pour moi. Je ne confierai jamais à une invitée, d'un ton de conspiratrice : "Ma mère est folle." Et ma mère ne deviendrait jamais grand-mère.
Elle en était au stade terminal et, pourtant, sa mort nous avait pris au dépourvu. On ne s'y était pas préparés. Sans doute avais-je imaginé qu'elle partirait sur des paroles pleines de sagesse, un conseil de vie exemplaire auquel se raccrocher, une parabole digne d'être racontée à mes enfants. Un ultime enseignement qui n'appartiendrait qu'à moi.
Je m'étais fait avoir.
Corinne était un personnage hors norme. Plus encore depuis sa disparition. Mais ce n'était qu'une gosse de dix-huit ans, à l'étroit dans son corps, persuadée que le monde se plierait à sa volonté. Ça avait dû faire très mal la première fois qu'elle avait pris conscience de son erreur.
"La plupart des gens ont besoin de preuves pour croire. Mais, à mon avis, ça marche peut-être dans l'autre sens. Peut-être qu'on commence par croire, que cela nous change et, du coup, ça nous rend capables de percevoir d'autres possibilités."
- Les gens changent en dix ans, (...)
Sauf que non. "Pas vraiment". Les gens sont comme des poupées russes : différentes versions empilées dans la version la plus récente . Mais elles continuent toutes de vivre à l'intérieur , intactes, simplement invisibles.
Il paraît que l'univers se dirige en permanence vers le chaos. Je veux bien le croire. Des murs s'élèvent, et des murs tombent. Des bâtiments s'écroulent, des gouvernements sombrent, des civilisations s'effondrent. Des étoiles explosent.
Des gens vivent.
Des gens meurent.
Et ainsi de suite.
Tout tombe en morceaux.
Ne croyez pas que je sois pessimiste. Ce sont simplement les faits.
"_Et j'ai aussi du mal à dormir, confie-t-il. A cause du procès. Les avocats voulaient essayer l'hypnose, ils espéraient combler quelques lacunes dans le déroulement des événements de cette nui-là, mais je me demande si c'est une bonne idée. Je ne sais pas si cela améliorera les choses ou au contraire les aggravera.
Je comprends ce qu'il veut dire : les souvenirs qu'a gardé Elliot de cette horrible nuit risquent-ils de le détruire ? Vaudrait-il mieux pour lui ne pas se rappeler ?"
Elle était comme ça : pour elle, l'étiquette de 'belle-soeur' faisait officiellement de moi sa confidente, sans que rien dans notre histoire le justifie. Elle m'avait ignorée pendant tout le lycée et les années suivantes jusqu'à ce qu'elle commence à sortir avec Daniel il y a quatre ans. Brusquement, elle avait décrété que nous serions proches et qu'elle allait tout mettre en oeuvre pour instaurer une familiarité entre nous.
(p. 114-115)
Deux heures que j'étais ici et, déjà, je procrastinais. Il fallait que j'aille voir papa. Que je lui apporte différents papiers, que je l'écoute radoter en boucle. Que je lui demande ce qu'il voulait dire, dans sa lettre, en espérant qu'il s'en souviendrait. Et que je fasse semblant de ne pas me sentir giflée quand il oublierait mon nom.
Peu importait combien de fois j'avais pu vivre cette scène. Ça me laminait toujours.
(p. 33)