On en est venu à considérer ce qui n’est pas rationnel comme quelque chose d’anormal, profondément hétérogène par rapport à notre nature. C’est encore, insidieusement, passer d’un réductionnisme méthodologique nécessaire (la raison comme outil scientifique) à un réductionnisme ontologique abusif (la rationalité comme essence de l’homme, conforme à sa nature).
Le capitalisme n’est pas seulement une logique d’appropriation privée du travail social, mais aussi une logique de destruction de la culture en général, c’est-à-dire de la capacité des personnes et des sociétés à produire du symbolique : des sens et des valeurs permettant ‘imaginer des possibles par-delà les finalités du profit, du rendement, de l’accumulation et du pouvoir.
Alfredo Gomez-Muller
« Le scientisme retrouve, sur un mode laïcisé, les principaux éléments de cette conception religieuse : la linéarité segmentaire d’un temps finalisé qui, tiré du néant par un opérateur censé être omniscient, s’auto-consomme jusqu’à sa résorption dans une « loi » absolue ; l’isolement du sujet de tout aléatoire et sa totale soumission à la subjectivité de l’opérateur ; la réduction des aléas biologiques au « péché » (ce n’est pas l’opérateur qui se trompe, c’est la nature) ; la signification morale de l’expérience ; l’universalisation des résultats et des fins, etc., voilà le protocole d’expérimentation de ce christianisme-là.
[Le refus du sensible et l’intellectualisation] tendent à justifier philosophiquement le dualisme, c’est-à-dire la coupure entre le sens et le réel, traduite, dans le domaine religieux, comme séparation entre le divin et le monde vivant. Dès lors le sens devenu « essence », figée et non dynamique, n’est plus ce qui fonde ou révèle mais ce qui s’oppose à la réalité : l’essence s’oppose à l’accident (Aristote), à la substance (Descartes), à l’apparence (Kant) et enfin à l’existence (Sartre). L’existentialisme, avec son choix d’une illusoire liberté au détriment du sens […] n’est, avec le nihilisme qu’il engendre, que l’aboutissement ultime de cette intellectualisation de l’idée.
Chez Descartes notamment, la raison et la foi chrétienne allaient de pair : l’écriture d’un mode d’emploi à l’usage de tout homme raisonnant fut pour lui un acte de piété. L’instance dernière de la religion chrétienne réside dans la raison objective et la vérité révélée.
Contrairement à une idée tenace, le capitalisme n'est pas réductible à sa seule dimension économique. Il est global et systémique. Sa raison d'être est l'objectivation, la réification, la chosification. Cela signifie que, pour lui, le réel se réduit au matériel, à ce qui peut être objectivable, quantifiable, monnayable. Tout ce qui ne peut être mis en équation n'entre pas en ligne de compte dans la définition du réel, du monde, de l'humain. Le projet du capitalisme ne consiste pas tant à généraliser l'économie de marché qu'à importer les lois du marché dans les sphères non marchandes de l'existence.
(Ultréia 2015)
La philosophie de la science classique est en profonde harmonie avec la philosophie chrétienne occidentale de la nature : les deux pensent la réalité sous le double signe du dualisme ontologique, c’est-à-dire de la séparation de l’humain, du cosmique et du divin et de l’objectivation (la réalité est connaissable dans son essence).
Il est […] impossible de prendre la pleine mesure du réel. La puissance absolue (brahman, Sakti Flaith), qui n’a rien à voir avec la « totalité » (la collection), n’est pas soumise à la mesure. La mesure, l’identification, la séparation, sont des effets du mental.
La civilisation capitaliste occidentale est la première dans l’histoire humaine dont la raison d’être soit de rendre l’homme aveugle à ce dynamisme créateur, cette émanation de l’Un.
Disons-le dès maintenant, le développement durable est l’une des formes de l’écologie occidentale. […] L’environnement réduit à un ensemble de ressources matérielles, la gestion environnementale et la croissance verte sont les seuls outils que ce développement se donne. Son approche est clairement technocratique, technoscientifique, économiciste. Elle occulte la profondeur historique de la crise écologique, en même temps qu’elle réprime toutes les écologies dissidentes.