Hilda le dévisagea comme si elle le voyait pour la première fois. Elle chercha en vain quelque chose à dire qui ne soit pas irrémédiable mais sa vivacité langagière l’emporta sur la prudence.
- Celui qui à l’outrecuidance d’aller à contre-courant d’un mouvement populaire est promis à un triste avenir. Il sera rattrapé et broyé. C’est peut-être ton choix mais pas le mien. Je refuse d’être brisée. Tu ne m’entraîneras pas dans ta chute. L’Allemagne a besoin d’hommes forts et non pas de lâches pacifistes.
Piqué au vif, Franz se rebiffa.
- Je suis docteur en philosophie, mes études à la Sorbonne m’ont donné le droit de me prévaloir de ce titre, même si je n’exerce pas.
- Mon pauvre ami, un titre c’est quoi ? Un bout de papier ? Ce qui fait un homme, ce ne sont pas ses titres mais ses actes.
- Et bien justement, parlons-en ! Hitler et sa bande nous précipitent vers notre perte et nous n’en sommes qu’au début. Son objectif est de gagner les voix des ouvriers, des paysans, des petits commerçants, des chômeurs. Il agite un nationalisme pangermaniste sécuritaire et xénophobe, promettant n’importe quoi pour affaiblir la gauche. Ses propositions électoralistes sont grotesques : suppression du revenu de ceux qui ont la vie facile ou encore, confiscation des bénéfices de guerre, nationalisation des entreprises appartenant à des trusts, augmentation pharamineuse des retraites… j’en passe et des meilleures. Rien, tu m’entends, absolument rien ne tient la route. Aucune promesse ne sera suivie d’effet. Nous sommes sur une poudrière. À tout moment ça risque de nous exploser à la gueule. Ne t’y trompes pas, la guerre est déjà là. C’est pourquoi, j’ai décidé que vous quitterez Berlin, pour notre propriété de Romanshorn en Suisse et ce, pour un temps indéterminé. Nos lendemains sont incertains, je veux que vous soyez en sécurité.
Ils restèrent une journée. Leur présence décalée donnait une tonalité bizarre à son espace de vie, d'habitude si insouciant. Aussi, quand ils prirent le chemin du retour, Nina fut soulagée. Mais, cette visite sonna la fin du séjour montagnard. Adieu l'ivresse de la montagne, des espaces éclaboussés de liberté, de fragrances, une semaine plus tard, ils partirent. Une dernière fois, l'enfant alla à l'étable pour embrasser avec tristesse les animaux qu'elle savait ne jamais revoir.
Son incapacité à introduire des modifications dans son environnement la conduisit à organiser un rituel qu'elle répétait inlassablement. Chaque matin au réveil, elle se mettait debout dans le lit, scrutait autour d'elle, dans l'espoir de déceler d'imperceptibles changements. Rien. Rien n'avait bougé, pas la moindre altération. Elle se recouchait, fermait les yeux, très fort, en murmurant : - Ils se sont trompés.
Chairrriii, chairrriii..., Mémé s'égosillait à appeler son époux. Le mot chéri roulait de telle manière dans sa bouche qu'il se déconnectait de toute nuance de tendresse et finissait par sonner comme une insulte.
Hors d’haleine, l’homme se hâtait sur le terrain glissant, sidéré par sa découverte. Au risque de sa vie, il s’était aventuré plus loin que de coutume, dans les zones giboyeuses redevenues sauvages. Après la grande guerre de l’an 2424, la forêt avait repris ses droits et le territoire des humains s’était rétréci comme une peau de chagrin. Plus de cent cinquante ans s’étaient écoulés depuis cette catastrophe, qui avait bien failli classer l’individu au rang des souvenirs. Les béances laissées par les cités détruites s’estompaient sous