En ce matin de mai, Alexandre descendait d'un pas rapide et décidé la rue de Boigne. Préoccupé par la réunion qu'il devait animer dans la journée devant des actionnaires, il interrogeait son téléphone portable qui lui faisait une lecture automatique de ses mails. Il travaillait dans une entreprise à la pointe de l'intelligence artificielle, installée dans le quartier d'affaire de Bissy à Chambéry.
Il dirigeait à temps plein depuis bientôt quatre ans un projet d'application de reconnaissance faciale. Le rendez-vous de l'après-midi était crucial. Il l'avait préparé pendant tout le week-end en parfaisant autant que possible sa présentation. L'enjeu était de taille. Outre la possibilité de signer de nombreux contrats, il pourrait négocier de nouveau sa promotion qui lui était promise depuis si longtemps.
Quelques minutes plus tôt, Alexandre, Claire, son épouse, et leurs deux enfants, Clément et Antoine, s'étaient quittés pour la journée. Claire, vétérinaire, rejoignait son cabinet où patientaient déjà quelques personnes âgées surinvestissant dans la santé de leur compagnon à quatre partes. Les deux garçons, de respectivement quinze et seize ans, se rendaient au lycée Vaugelas situé à quelques rues de là.
Clément et Antoine étaient inséparables. Leur complicité était remarquable à tel point qu'on les prenait souvent pour des frères jumeaux.
Cette petite famille, peu ordinaire, car très soudée et respectant des valeurs morales devenues relativement rares, vivait entre Chambéry, la semaine, dans leur petit appartement situé dans l'hyper-centre, et le massif des Bauges, le week-end, dans leur chalet qu'ils avaient fait construire sur les ruines d'une grange familiale.
Ce chalet était leur havre de paix. Ils aimaient s'y ressourcer. Perdu à plus d'une heure de route et surtout de pistes caillouteuses, sur le versant ubac du vallon de Bellevaux, il était niché en pleine nature, au coeur d'un majestueux site de plusieurs centaines d'hectares, à pratiquement mille mètres d'altitude. La seule autre habitation du vallon, la ferme des Chappaz, se trouvait à une demi-journée de marche, sur le versant opposé.
Le vallon, creusé par le Chéran, était étroit et recouvert d'immenses forêts préservées et peu fréquentées à sa base, entre huit cents et mille cinq cents mètres d'altitude. Il s'évasait plus haut, jusqu'à plus de deux mille mètres d'altitude, pour accueillir, pour quelques temps encore, un élevage traditionnel de tarines en estive.
Claire et Alexandre faisaient partie des quelques rares privilégiés à pouvoir profiter d'une habitation secondaire. Le coût de l'énergie rendait les déplacements très onéreux surtout pour une population affectée par un chômage toujours plus important.
Ils jouissaient ainsi d'un isolement salutaire, loin du brouhaha et des vicissitudes de la vie urbaine. Ils se protégeaient des contraintes de leurs métiers tout en retrouvant le cadre montagnard de leur enfance.
Il avait foi en ce que lui avaient dit un jour Juliette, Antoine et Clément, alors adolescents : Il faut qu’on invente un nouveau monde à l’image de notre famille : respectueux de la nature et de l’Homme, généreux dans le travail, désintéressé et solidaire, sensible, réfléchi et instruit.
On avait accès à une source d’information infinie. On trouvait tout ce qu’on cherchait. On n’avait pas besoin de faire fonctionner notre mémoire. On savait qu’on pouvait tout y trouver. Du coup, on passait notre temps sur Internet. Parfois, on ne profitait même pas du beau temps pour aller jouer à l’extérieur.
Quand j’y repense, le système était complètement fou. L’argent pourrissait tout. Il était la cause de tant d’inégalités et de dérives.Aujourd’hui, on a tous du travail par dessus la tête. On produit des choses concrètes pour nos proches et nous-même. On se sent important. Nos vies sont simples et tellement moins soumises eu stress.
C’est mon papa qui a fait ce livre