En étant comme bannis du monde, nous faisons tous l'expérience de la solitude, même ceux qui sont confinés en famille ou avec des amis.
Moins le romancier nous donne à voir, plus il nous donne à sentir, et plus il nous passionne. C’est tout naturellement qu’il devait donc sembler au narrateur de Proust qu’un roman nous touche, nous émeut, nous bouleverse d’autant plus qu’il élimine de ce qu’il relate tous les éléments objectifs qui pourraient être ceux de notre perception.
Comment a-t-on pu sacrifier la réalité de millions d'hommes à l'irréalité d'une chimère ?
Comme on aime une oeuvre musicale pour la vie tout autre qu'elle nous communique en nous la faisant imaginer, ainsi une autre personne nous bouleverse-t-elle en nous faisant pressentir un style d'humanité que nous n'aurions pas imaginé sans elle. Or, c'est son style qui caractérise une oeuvre musicale, et rien ne la caractérise autant que l'amplitude ou la brièveté de sa respiration, la douceur ou l'éclat de sa tonalité, l'organisation de ses tensions et leur résolution. S'en trouvent indiquées autant de manières sensibles de moduler l'attente et de se rapporter au monde. Ainsi en va-t-il de toute personne lorsque son phrasé, le rythme et la modulation de ses attitudes, nous font presque sentir quelque forme subtile de sensibilité ou quelque manière originale d'interpréter la vie.
Or, bien loin que nous aimions une oeuvre musicale parce que nous nous y reconnaîtrions, c'est par la singularité de son expressivité qu'elle nous émeut au contraire, en nous invitant à découvrir en elle un autre style d'humanité. Indépendamment de tout caractère formel, c'est cette pathétique expressivité qui nous bouleverse et que nous aimons en elle. Même quand il nous semble entendre en telle partition l'écho de notre tristesse ou de notre mélancolie, ce que nous aimons n'est pas tant de les y reconnaître que de leur découvrir un visage nouveau. C'est de toute semblable façon qu'on s'éprend d'une personne à cause de la musicalité que tout son style exprime. Son style peut n'être pas le nôtre. Du moins communique-t-il à tout ce qu'elle approche la marque de son tempérament et l'expression de sa sensibilité. Tout en est différent. Par le plus simple de ses gestes, elle affranchit le monde de sa banalité. A la manière dont certaines oeuvres communiquent à notre vie un surcroit d'énergie et d'intensité, la personne que nous aimons transfigure l'existence par la lumière, la couleur, le tempo que son style y apporte. Telle femme serait pour nous une aria de Mozart, tele autre aurait l'inventive allégresse d'une novelette de Schumann, telle soeur de Mélisande développerait dans l'existence la déconcertante et fragile spontanéité de ses arabesques, comme telle autre nous rappellerait l'exubérante vitalité de Prokofiev ou la tendresse acide des mélodies de Ravel. Les aimer, ce serait tellement s'en émouvoir et s'en émerveiller qu'on voulût répondre à leur attente, comme dans une sonate les inventions du piano suivent la ligne du violon, en préparent l'attaque, ou en accompagnent le chant. Reproduisant intérieurement le style, le rythme et la tonalité qui sont les leurs, nous deviendrions ainsi quelque chose d'elles-mêmes, apportant à leur voix le contre-chant de la nôtre, ou à la ligne de leur mélodie la couleur qui la soutient.
En ce sens, aimer quelqu'un, ce serait être tellement bouleversé par sa musicalité qu'on ne désirât rien tant que l'accompagner, tant on voudrait qu'il ne put être aussi parfaitement lui-même qu'en l'étant avec nous. L'amour serait donc le contraite du complexe de Pygmalion. Bien loin d'admirer dans la personne aimée ce double de nous-mêmes que nous en aurions fait, on s'émerveillerait qu'elle nous eût associé à la manière si poétique d'exister que nous appelons son style. Le merveilleux de ce que nous aurions été serait alors de l'avoir été pour elle.
... l'amour n'est en ce sens que l'ivresse saccageuse de sentir la faiblesse d'une autre chair céder sous la fureur dominatrice de la nôtre... ce qu'on aimerait alors dans l'amour comme en toute autre chasse, ce serait de sentir notre propre vie en annexer une autre, sans qu'il y ait si plaintive volonté qui ne doive plier sous la nôtre..
[...]un couple d'amants se découvre au matin dans une gare inconnue: c'est Blois."J'ignorais tout de sa vie. Je ne connaissais pas la Loire."-Tu es déjà venue?"ai-je demandé à Anna. Elle a hésité à me répondre oui. Devinait-elle qu'elle me faisait un peu mal, et que j'aurais préféré qu'elle n'eut pas de passé?" Tel est en effet l'amour. Ce qui fait mal, c'est que le passé n'est en fait jamais passé. Il est toujours là. Il est cette part impénétrable que chacun porte en soi, et qu'il est impossible à personne de jamais partager. Qu'il y ait quelque chose d'elle qui ne puisse être à moi: c'est la souffrance des amants.
"Le seul véritable amour est l’amour dans lequel ce que j’aime en elle, ce n’est pas ce qu’on en voit, mais ce qu’elle attend de l’existence et que je voudrais combler."
Pour expulser les poètes de la société, il n'y a donc nul besoin de gardiens, comme dans la cité platonicienne. Le tumulte de l'art contemporain y suffit. (p.75)
C'est qu'il n' y a pas de raisons d'aimer. On n'aime pas à cause de ceci ou cela. C'est parce qu'on aime qu'on trouve une femme bouleversante, et non parce qu'elle est bouleversante que nous l'aimons.
Le propre de l'ennui consiste en effet dans le malheur de désirer sans savoir quoi désirer. Il est donc l'évidence et la douleur d'un désir sans objet. (p.17)
Vivre aussi insoucieux et ravi que s'il n'y avait plus d'avenir, c'est le principe même de la fête. C'est sa règle. Quiconque s'y dérobe s'en exclut. (p.150).