Nicole Lapierre - Le plus menteur d'entre nous
Quelque chose en moi s'insurge contre le fait d'analyser un suicide, de lui trouver une cause, et plus encore une seule. car il me semble que c'est faire violence à la personne qui a décidé de mettre fin à sa vie. Une violence d'autant plus grande qu'elle n'a plus voix au chapitre. C'est oublier la complexité de son histoire et nier cette part de liberté dans ce qui demeure un choix, fût-il sous très forte contrainte.
Sauve qui peut la vie
Les immigrés du passé dans leur diversité, comme ceux du présent, tout aussi divers, ont des histoires, des cultures, des mémoires particulières. Et les vagues migratoires qui les ont portées s'inscrivent dans des contextes historiques et des rapports entre les pays d'origine et la France à chaque fois spécifiques. Il est légitime de les étudier séparément, ce qui se fait le plus souvent. La question posée ici est: Qu'ont-ils en commun? Trois choses, au moins. D'abord , ce caractère aventureux de leur choix et de leur expérience, que j'ai tenu à souligner d'emblée, tant il est ignoré. Ensuite, une condition plus ou moins marginalisée d'étranger, de minoritaire, de non-appartenant. Enfin, une épreuve de déplacement et une expérience d'exil qui sont souvent douloureuses, mais qui peuvent aussi être fécondes dans la mesure où elles favorisent un regard dépaysé sur le monde, la société.
Et côté plume, alors ? Il semble que là tout est dynamique et gai, léger sans être frivole, fragile et pourtant solide et résistant. Entre parure et écriture, de l'Egypte ancienne aux civilisations mėso-américaines, de l'éventail de l'élégance à l'attribut de l'écrivain, les plumes séduisent les hommes, comme elles émerveillent les enfants. Elles sont associées au souffle et à la grâce, à la pensée et au rêve, à l'imaginaire aérien et à cette "poétique des ailes" dont parlait Bachelard. Les poètes en effet connaissent mieux que personne les songes de L'air.
Dans ma famille, il y a des semelles de plomb, qui entraînent par le fond, et des ornements de plumes qui frémissent au vent
Changer de nom, c'est moins prendre un masque qu'acquérir un passeport pour franchir les contrôles d'identité dans son propre pays.
La promotion étouffante de la figure de la victime dans nos sociétés confine celle-ci dans une identité de souffrance en lui déniant toute initiative. Et l'extension du règne de la compassion qui l'accompagne incite à panser les plaies du monde plutôt qu'à affronter les inégalités qui le fracturent.
Ceux qui, changeant de port et se cherchant un havre, las de porter l'encombrement bagage d'un « nom à coucher dehors », ont préféré s'en délester au bout de leur voyage ne sont pas de hautes figures de la geste légendaire ou mythologique mais les principaux héros de ce livre. Certains, las des persécutions, ont pris cette décision au lendemain d'une guerre ou d'une mortelle offensive contre la minorité à laquelle ils appartenaient, espérant qu'avec un nouveau patronyme, on les laisserait désormais en paix, eux et leur descendance. D'autres ont voulu se défaire d'un nom difficile à porter, à écrire ou à prononcer, dont l'exotisme, l'étrangeté, la consonance ou la provenance gênaient leur vie sociale et leurs chances de promotion, ou les réduisaient à un particularisme dans lequel ils ne se reconnaissaient pas, du moins pas tout entiers. D'autres encore, ou le mêmes d'ailleurs, souhaitaient ainsi signifier et signer une adhésion et une affiliation.
Tous ont voulu déjouer un destin trop scellé par un nom. Pari aventureux : mal nommés avant – à leurs yeux et, plus encore, aux yeux de ceux pour qui leur patronyme était une marque, voire un stigmate –, mal vus après, notamment par leur communauté d'origine, ils dérangent la logique univoque de l'identité et de l'appartenance, dont ils révèlent en même temps la redoutable puissance.
Mieux vaut apprendre du souvenir pour rebondir, résister et créer de nouvelles solidarités. Cela devient urgent.
Mieux vaut apprendre du souvenir pour rebondir, résister et créer de nouvelles solidarités
Le sauve qui peut la vie, c’est la ligne de fuite, l’échappée parfois belle